Interview David Laurençon – Crispation Editions


David Laurençon est l’un de ces artisans de la littérature, ces créateurs de maisons d’édition (et écrivain), mûs par une pure passion pour le livre (comme moi d’ailleurs), un peu par goût du risque et du défi aussi. Je suis tombé sur l’un de ses ouvrages, à la production minimaliste, et j’ai eu envie de lui demandé de nous raconter son aventure de Crispation Editions.

Crispation Editions

-Qu’est-ce qui t’as pris de vouloir monter une maison d’édition ? C’est un combat perdu d’avance, non ? 

Crispation éditions, c’est la suite de Mélanges/crispation, un collectif associatif qui faisait un peu de tout, de la musique, du film, de la vidéo, de la peinture… qui mélangeait les arts et les genres et se produisait en soirées. C’était underground, au sens initial du terme. J’écrivais des synopsis approximatifs pour les courts-métrages que nous réalisions.  J’avais aussi quelques textes, chantés-parlés sur la musique. J’ai tapé tout ça au propre. Ça m’a occupé jusqu’à ce que je rencontre un gars qui avait publié un roman chez un gros, et qui m’a refilé ses notes, extraits refusés et lettres à des éditeurs [Michel Karpinski, Gallimard]. Et que je retrouve par hasard un vieux copain, qui dans mon souvenir écrivait de chouettes nouvelles, sombres mais drôles [Thierry Girandon]. Bon, avec eux j’ai édité un premier recueil collectif, que j’ai appelé sans me casser la tête : Crispation.

L’idée de transformer un manuscrit en livre m’a botté. Nous avons sorti un autre recueil collectif, Oh, Cool. Le lectorat, comme tu peux l’imaginer, est resté ultra-confidentiel. Ensuite, j’ai pris les choses différemment, peut-être plus au sérieux. Plus de recueil collectif, mais de vrais bouquins et un travail précis avec l’auteur. Quelqu’un, je ne sais plus qui, m’a demandé de faire une étude de marché et un business-plan pour créer une vraie maison d’édition.  Seigneur… Une « étude de marché », c’est le genre de chose qui répond abruptement à ta question : « combat perdu d’avance », en effet. Pour pouvoir travailler sans tension inutile, j’ai gardé la structure d’origine de Mélanges/crispation. Mêmes statuts. Thierry Girandon a été notre premier écrivain unique.

-Tu as un autre métier ? Un « vrai » 🙂 ?

-Hmmm… Un métier qui me nourrisse ? Pas vraiment. Mon CV est un vrai mic-mac. Je n’ai pas de vrai métier, mais il faut bien faire bouillir la marmite.

-D’où vient le mot crispation ?

-Je crois que c’est pour évoquer la tension inhérente à l’acte de création. Quelque chose comme ça…

Crispation Editions

-Quel est ton regard sur l’édition aujourd’hui ? La petite comme la grande ?

-Beaucoup de gens s’intéressent au texte écrit et à sa diffusion, quel que soit son mode, et ça je suppose que c’est super-fantastique. Mais je crois que ce serait beaucoup mieux, s’il y avait moins d’imposteurs et de gueulards. Certaines petites maisons font un travail très intéressant, mais la plupart ne servent tout simplement à rien : toutes ces entités aux lignes éditoriales interchangeables. Elles ont dans l’idée que les grands groupes d’édition publient de la daube commerciale, et qu’ils sont là pour sauver la littérature. Rien de moins, et sans rire, avec des étendards un tantinet prétentieux qui annoncent une « littérature nouvelle », « hors des sentiers battus », « exigeante », « vraie-crue-directe », et qu’est-ce qu’on lit en fin de compte, trop souvent ? La médiocrité et la vulgarité voulant se faire passer pour le nec plus ultra de la littérature contemporaine. Cet aspect de la petite édition discrédite l’ensemble. Il faut avoir quelque chose de solide et qui ait de la gueule à proposer, pour pouvoir reprocher décemment aux grandes maisons d’édition leur prétendu monopole, et de faire de l’argent, quand bien même c’est avec de la soupe ; pour les accuser de manquer de curiosité, de ne pas prendre assez de risques, de ne pas diversifier sa production, de copiner, de magouiller, etc, etc.

Mon regard est celui d’un type qui aime et qui recherche des histoires qui soient agréables à lire. L’édition est un business, qui peut évidemment tourner à la mascarade. Si l’on songe à ce qu’un livre est une œuvre de l’esprit, on peut s’attendre à tout quant à son contenu et, de là, à son exploitation.

Je ne tiens pas à me faire parasiter le cerveau. Je ne suis pas en recherche frénétique d’un nouvel auteur, car il semble que je n’en ai pas fini avec Mehdi Masud. Poussière d’étincelles & Verres fumés est encore demandé, ça me chagrine que le stock soit épuisé. Ah, et puis l’autre auteur d’actualité chez Crispation, Thierry Girandon, a depuis Amuse-bec signé deux ouvrages ailleurs, chez un éditeur plus solide financièrement [Utopia éditions]. C’est une très bonne chose, ce qui me permet de dire, tant que j’y suis, à quoi sert Crispation éditions – car j’ai balayé devant ma porte avant de balancer mon avis et mes critiques.

Rien ne m’oblige à sortir des bouquins sans arrêt. Je publie très, très peu. Mais quand je le fais, j’entends à ce que ce soit classe, efficace. Thierry Girandon, Mehdi Masud méritent de signer chez les plus grands. D’ailleurs, tu as vu juste avec ton excellent article sur les nouvelles de Mehdi. À l’occasion je te filerai un amuse-bec, eh eh, d’accord ?

Alors voilà, le rôle de Crispation : travailler avec de vrais auteurs qui n’avaient jamais publié avant et provoquer une réaction, pas un feu de paille à deux francs six sous, qu’ils ne lâchent rien et qu’ils réussissent, c’est-à-dire qu’ils soient lus par un plus grand nombre. J’ai bien conscience que Crispation éditions ne leur donne pas une visibilité idéale, et je n’ai rien contre le fait de les voir un jour me payer un bol chez Drouant.

-Le livre va-t-il mourir ? Si non, comment va-t-il survivre ?

-Le système tel qu’il est, et la machine numérique ont sonné le glas du sublime en littérature. Mais le livre, lui, ne va certainement pas mourir.

-Quels sont tes auteurs préférés ? Morts, vivants ?

-Le dix-huitième siècle français me fascine. Côté moderne, Kerouac est probablement mon auteur préféré. J’aime bien Houellebecq. Et j’ai toujours beaucoup écouté Bob Dylan. Absolument.

-Une phrase que tu as lue récemment et qui t’a marqué/touché ?

-Du flambant neuf, à vrai dire rien de spécial… Mais j’ai lu il y a peu Les Souterrains, et cet incipit qui me tue : « Autrefois j’étais jeune et j’avais drôlement plus de facilités et j’étais capable de parler de n’importe quoi avec une intelligence nerveuse et avec clarté et avec beaucoup moins de préliminaires que ceci… »

 

Propos recueillis (mail) par Guillaume Desmurs