Les temps que nous vivons…


Les temps que nous vivons, je ne crains pas de le dire, trop chargés des tensions et des angoisses qui pèsent sur l’homme parfaitement éveillé et lucide, exagérément sensibles au tragique d’un monde social lancé comme une locomotive folle dans cette « bataille d’hommes » que dénonçait Rimbaud, nous donnent plus d’une fois la nostalgie de cet âge d’or, par exemple, qu’a été le romantisme allemand, monde de Novalis ou de Nerval, non point, certes, coupé du tragique, mais où du moins l’homme était constamment replongé dans ses eaux profondes, réaccordé magiquement aux forces de la terre, irrigué de tous les courants nourriciers dont il a besoin comme de pain. Il est temps de repenser à ces noces rompues. Ces immenses réserves de calme d’où monte le sentiment aveugle, débordant, du consentement confiant et de l’accord, d’où jaillit vraiment la mélodie de la vie, et qui sourdent pour moi inépuisablement de l’œuvre de Novalis ou de Hölderlin, comme aujourd’hui de l’œuvre de Jünger, rien de ce qui peut nous en rouvrir l’accès ne devrait être négligé dans le monde surchargé de tragique un peu trop consenti où nous vivons.

Julien Gracq, Pourquoi la littérature respire mal ? 1960