Le Cercle… vicieux
Il y a des livres qu’on aime pas, qu’on peine à terminer et qui pourtant vous reste à l’esprit, se rappellent à votre bon souvenir régulièrement et peuvent laisser plus d’impressions profondes qu’un livre aimé. C’est le cas de Le Cercle de Dave Eggers. Je l’avais acheté il y a un an pile. « Don’t be evil« , clamait Google à ses débuts, souvenez-vous. Ce livre, en imaginant une entreprise similaire à Google appelée Le Cercle, prouve l’inverse.
Ce sont souvent, vous le savez, des raisons accessoires qui font acheter un livre. J’aime perdre mon temps dans les rayons des librairies, qu’elles soient prestigieuses ou de simples RELAY de gare, j’aime toutes les librairies. Dans un aéroport, je suis tombé sur Le Cercle de Dave Eggers (que j’ai lu en anglais, The Circle, je précise pas pour frimer mais pour expliquer). D’abord Dave Eggers m’intrigue car il fait partie de cette nouvelle (malgré son âge) scène américaine, cette littérature mâtinée d’implication sociale. Il a aussi co-crée les éditions McSweeney’s dont j’aime beaucoup à la fois les ouvrages et l’attitude. Dave Eggers me saisit donc au passage entre deux étalages de mugs colorisées et de peluches étiquettées.
Venons-en aux faits : je n’ai pas aimé ce livre, laborieux, que j’ai peiné à le terminer, recourant à la terrible « lecture en diagonale » pour passer certains passages interminables, comme les promenades en kayak de l’héroïne. Les péripéties sont convenues, souvent incongrues, impossible à croire, le suspense est absent. Un livre agaçant et… c’est justement là qu’il touche quelque chose de juste.
Ce livre agaçant vous poursuit longtemps.
L’histoire est simple : une jeune femme est embauchée chez Google (pardon, The Circle), l’entreprise parfaite, idéale, où tout le monde est heureux, et qui, en plus, se propose de changer le monde. Le nouvelle norme de l’entreprise du 21ème siècle telle que définit par la Silicon Valley. Je pense que vous voyez exactement de quoi je parle. La pauvre petite, Mae Holland, va rapidement déchanter en découvrant, mi-fascinée, mi-horrifiée, l’engrenage silencieux et implacable dans lequel elle est prise et dont elle ne pourra pas s’échapper. L’emprise que The Circle verrouille sur les cerveaux de ses employés (ils sont incités à dormir sur le campus pour plus travailler) et sur la société (The Circle propose de centraliser et organiser le vote aux élections présidentielles) est pavée de bonne intentions. Comme cette région aux températures proche du barbecue.
Autant dire que je me suis désintéressé totalement du personnage principal et des personnages secondaires. L’un des fondateurs de The Circle est une figure discrète, amateur de requins rares, apparaissant et disparaissant dans la première moitié du livre, il emmène l’héroïne dans les profondeurs secrètes et les coulisses de l’entreprise. Ça n’a absolument aucun intérêt, autant du point de vue des personnages que de la mécanique du suspense. Bref, ne croyez pas les phrases de 4ème de couverture (si quelqu’un les croit encore… Dieu merci l’édition française nous épargne ces ridicules « inventive« , « ingenious« , « fast and witty« ).
Pourtant un an après avoir lu ce livre, j’y repense souvent avec une impression de malaise. Comme tout le monde, je suis utilisateur de Google et d’autres merveilleuses avancées sociales et connectées délivrées par les génies de Californie pour améliorer notre vie. En constatant les percées régulières de ces grandes sociétés dans nos intimités, le contrôle insidieux qu’elles exercent sur nous avec notre assentiment, je repense aux descriptions minutieuses du travail de Mae, l’héroïne et les reculades de cette employées modèle face à cette dictature de l’efficacité avec le sourire.
Ce totalitarisme du bonheur.
Ce qui effraye, c’est la description interminable des échanges de Mae, de ses interactions au quotidien. Ce qui paraît à la lecture long (je sautais les longues descriptions de la faune sous-marine dans 20 000 Lieux sous les mer), mais c’est pourtant là que le malaise du livre se niche, dans ces échanges banals, vides en apparence. L’irruption de ses parents et de son ancien petit ami, tous trois réfractaires à l’avenir qu’impose gentiment The Circle, ne convainc ni Mae, ni le lecteur.
Une dictature agit d’abord sur le quotidien, sur les aspects sans importance de la vie, l’insipide, le commun, l’insignifiant. L’intrigue n’est qu’un véhicule pour nous faire sentir ce agacement, cet enfermement progressif dans cette pensée molle et stérile. Les longues discussions polies mais insistantes dessinent un avenir de totalitarisme qui sent la rose. Dave Eggers, en romancier affûté à exprimer les tendances et le sens de l’histoire, nous le fait bien ressentir. À quel point ce qu’il décrit est-il proche de la réalité ? Difficile de le savoir. On se laisse emporter dans cet engrenage progressif, dont on voit presque chaque cran avancer, à mesure que les centaines de notifications sur son zing (réseau social interne à l’entreprise) tombe et qu’elle se sente obligée de répondre.
Avec la même patience à décrire les faits et gestes insignifiants des citoyens dans l’Allemagne de l’est, la Stasi emmagasinait d’énormes quantités d’archives regorgeant d’anodins détails de la vie. Anna Funder l’a très bien décrit dans Stasiland, un documentaire passionnant et émouvant. C’est dans l’attention aux détails que s’installe une dictature qui, haut et fort, prétend défendre la liberté. Pourquoi Mae n’est-elle pas allé au brunch ? Elle n’était pas invitée, répond-elle. Tu n’as pas besoin d’être invité, lui reproche-t-on de façon indiscutable.
Elle n’a pas répondu à ses messages depuis 25 minutes ? Une rafale de demandes de justifications énervées lui pleuvent dessus « pourquoi ne réponds-tu pas ? ».
Pensez PPT : Passion, Participation et Transparence.
Ce n’est pas la fin de l’Histoire, mais une Histoire, la seule aujourd’hui qu’on nous sert pour préparer notre avenir, une histoire racontée et mise en scène à Silicon Valley. Google et les autres ont écrit l’avenir et ne nous laissent pas le choix, tout en clamant qu’ils n’en veulent pas à notre âme. Il y a une autre histoire à écrire. Une autre histoire reste à écrire. Un histoire alternative et The Circle, qui se mord la queue (par définition), donne à ressentir physiquement le malaise numérique qui s’accentue. Pas mal pour un mauvais livre, finalement. Pour paraphraser Rilke, le bonheur (celui que The Circle prétend imposer) est le commencement de la terreur.
Lisez-le et sentez le malaise grandir. Ça va mieux en le lisant… Qu’en le vivant.