La chute des corps – Chapitre 1/24
Chapitre 1
C’était une vicieuse conjonction météorologique. Une combinaison de neige tiède, de pluie et de grand froid venté. Les conséquences furent d’abord esthétiques : la montagne et la station de ski se recouvrirent d’un beau blanc de carte postale à la colorimétrie préservée, un blanc commercial ravissant les enfants qui pouvaient aller jouer et les parents qui en avaient pour leur argent.
La seconde conséquence de cet arrangement climatique particulier fut une neige gelée absolument traitre. Brusquement, vous voilà à battre des bras pour vous retenir aux voisins qui, sans point d’appui solide, chutaient eux aussi. On ne comptait plus les postérieurs meurtris, les coudes bleuis, les cols du fémurs fendus et les jurons hivernaux.
Pourtant, en ce matin uniformément glacé, Maria Sanchez ne se plaignait pas. Face contre neige, le corps emmêlé par la brutale décélération consécutive à une chute, elle ne bougeait plus. A côté d’elle, des parents tiraient leurs braillards vers le club des Piou-Piou. « Tu as fait piou-piou ? Tu as fait chat-chat ? », demandaient-ils à leur mioches enfarinés. Personne ne se préoccupait de Maria Sanchez, les bras en croix dans la neige bétonnée, au pied de l’immeuble où elle occupait un appartement, au 12ème étage, dont la porte-fenêtre grande ouverte battait légèrement comme un faible adieu.
La pauvre femme n’attirait pas plus d’attention morte que vivante. Sa vie était de celles qu’on pouvait résumer et ce n’était pas bon signe. Enfant adoré et unique de parents émigrés peu avant la mort de Franco, Marie était née là-bas et avait grandi en France sans parler un mot d’espagnol. Ses parents étaient fervents défenseurs de l’assimilation, autant linguistique et culinaire. Profitant d’un petit héritage obscur venu d’Andalousie un jour de décembre, ils décidèrent d’investir dans la pierre ; Pierre étant justement le nom de l’agent immobilier qui leur vendit les 18 m2 au douzième étage d’un nouvel immeuble dans cette nouvelle station de ski, avec une belle vue sur le sud.
Maria passait toutes ses vacances ici, rêvant qu’elle serait un jour championne du monde de ski. Difficile quand on habite Sucy-en-Brie. A la retraite, ses parents avaient sombré dans l’immobilisme télévisuel. Elle venait donc seule, puis avec son mari, puis avec son mari et leur fils, puis seulement avec son fils après son divorce, puis de nouveau seule à la majorité du garçon prénommé Luis.
C’est à la fin d’une cigarette contemplative qu’elle s’était écrasée au pied de la façade. Son visage encastré dans la glace refroidissait progressivement et saignait sans déranger personne.
Quand le chien à poil ras et à peau froissée du directeur de l’Office du Tourisme lui pissa dessus, on se douta que quelque chose n’allait pas chez Maria. On alla quérir la maréchaussée, laquelle constata dûment la mort de ladite Sanchez, en compagnie du médecin généraliste local souffrant d’insomnies sévères qu’elle ne voulait surtout pas soigner de peur que les cauchemars reviennent, mais cela est une autre histoire.
Dans l’édition du lendemain de Savoie-Matin, l’annonce de sa mort ne fut lue par personne puisqu’on ne prit pas la peine d’écrire le moindre entrefilet. Les lecteurs commentaient plutôt l’augmentation du prix de la ligne dans le carnet des décès, la victoire en slalom géant de Coupe du monde d’un Français, les prévisions météorologiques – objet d’intenses spéculations – et l’organisation de la descente aux flambeaux du samedi. Cette actualité couvrit la mort de Maria d’un pudique linceul de désintérêt.
De toute façon, personne ne meurt en vacances, non ?
… à suivre…
©Guillaume Desmurs/La Chute Des Corps/2017