Les sables mouvants de l’identité
Cards of Identity, de Nigel Dennis. Ce livre quasiment oublié n’est même pas traduit en français. Combien de brillants romans dorment dans les catalogues des éditeurs, non réédités ? L’un d’eux a été, heureusement, réédité il y a qqs années (en fac-similé s’il-vous-plaît) : Les Autonautes de la Cosmoroute, de Julio Cortazar (et sa compagne Carole Dunlop, la bien-nommée puisqu’il est question de roues). Dans le roman dont il est question ici, c’est d’identité dont il s’agit. Identité(s) au pluriel. Au pluriel et superposées. Cards of Identity est un roman aussi indéfinissable que les identités de ses personnages.
Nigel Dennis explore l’idée d’identité fluctuante et la façon dont elle peut changer. Un club très british s’en est même fait une spécialité. Ses membres inventent des identités et les imposent à de pauvres cobayes qui les endossent avec bonheur. Le premier personnage, dans le business des chevaux, paie une visite de courtoisie à ses voisins et va finalement rester chez eux en tant que majordome, doté d’un nouveau nom et d’un nouveau passé, persuadé par de fines discussions et de bienveillante rhétorique qu’il a toujours été majordome à leur service ! Et cela lui plaît. Ce n’est que le premier d’une longue série de nouvelles vies suscités par le dialogue avec ces redoutables voisins.
La deuxième partie du roman relate la réunion annuelle de ce fameux club. Les éminents membres partagent leurs histoires d’identités forgées de toutes pièces pour convenir au mieux à leurs naïfs cobayes. L’une de ces histoires est une étonnante farce autour d’un personnage qui n’arrive pas à choisir son sexe : homme ou femme ? Il est sommé, lors de son service militaire, de choisir. Il va se faire aider par une virago aussi dynamique que malveillante, Violet. Elle rêve de rendre interchangeables les hommes et les femmes, « extirper l’idée de masculinité » pour atteindre, « une non-entité sexuelle absolue », un sexe neutre. Un autre personnage, masculin semble-t-il, regrette que les femmes imitent les hommes et Violet lui répond : « laisse-les devenir des hommes, j’abdique avec plaisir ce rôle épuisant » (de femme).
Détail qui a son importance : ce roman a été publié en 1958 !
C’est un roman aussi intelligent qu’il est parfois ennuyeux, aussi fin qu’il est complexe, mais à chaque fois que j’ai voulu abandonner, quelque chose m’a retenu : une nouvelle intrigue, une situation curieuse, une brillante ligne de dialogue. La langue fine et acérée vous emmène dans des endroits inattendus et il faut parfois relire des pages entières pour comprendre comment l’auteur, sans y toucher, vous a amené au coeur d’une fête totalement déjantée. Au cœur de ce maelström narratif (toujours avec avec une finesse British et ses understatement capitaux), surgit des phrases étonnantes de lucidité et de prémonition :
« we are moving out of an era of sex into a period of ex » (« nous quittons une époque de sexe pour entrer dans une période d’ex »).
Pour terminer, alors que j’écrivais cette chronique, je suis tombé sur cet article d’Andrew O’Hagan, dans le Guardian. Il évoque nos identités actuelles s’effaçant progressivement derrière les alias, l’encryption et les faux noms. Une époque où « tout le monde peut être quelqu’un » et où les gouvernements veulent « nous rendre visibles pour des raisons de sécurité nationale ». Qu’écrivait Nigel Dennis il y a soixante ans ? Que le gouvernement insiste pour que « chacun aie une identité », et qu’en « lisant et relisant son nom (…), tu vas pouvoir t’attacher à un passé qui n’existe plus, et ramener l’illusion de soi dans le présent ». Ainsi, les autorités « inversent le processus habituel » qui est de « créer un monde et ensuite de nommer les choses qui l’habitent. Maintenant, en commençant par nommer, ils espèrent que suivra la création ».