La chute des corps – Chapitre 16/24
Chapitre 16
« Ca continue… ça empire… », souffla la voix angoissée de Marc-Antoine dans le téléphone d’Alix. Elle s’était arrêté de courir pour prendre l’appel. Essoufflée, elle baignait dans un nuage de vapeur humaine. Les sommets se découpaient avec une insoutenable netteté sur le ciel aux couleurs diluées.
« Merde… », dit-elle la respiration retenue par la proximité de la catastrophe. « Qu’est-ce qui s’est passé ? », l’air coupant était impitoyable. « Je ne peux pas… Il faut que tu viennes… », murmura Marc-Antoine à la limite de l’audible.
Un peu plus tôt, Marc-Antoine s’était réveillé brutalement. Brouillon, noué, courbatu d’une nuit de tension sur un canapé trop dur, il avait ouvert les yeux. Il était 5h54 précisément. Son cerveau avait enregistré et stocké cette information. 5h54. Pourquoi s’était-il réveillé ? Il n’y avait pas de bruit, sauf le gentil glou-glou du chauffage central. Il poussa la porte de la chambre pour constater que Christiane n’était pas rentrée. Il frotta son visage engourdi. Des traces de son cauchemar – lumière des spots, voix du présentateur de l’émission, applaudissements violents – flottaient en surface comme les débris d’un naufrage.
Puis il jeta un coup d’oeil par la fenêtre, jaugea de l’imminence de l’aube et, de retour dans la kitchenette, se fit couler un verre d’eau au robinet. En avalant l’eau froide, Marc-Antoine réalisa soudain qu’il avait vu quelque chose dehors.
Il retourna à la fenêtre.
Plusieurs dizaines de corps gisaient dans la neige. Trente, quarante ? Ils étaient certainement tombés des balcons. Policiers et militaires s’affairaient autour des cadavres en hurlant des ordres secs. Le carnage venait à peine de survenir. 5h54.
Marc-Antoine resta pétrifié par la vision apocalyptique de cette rangée de corps brisés. Il en repéra un, vêtu d’un gilet de sauvetage orange trop petit. D’autres étaient nus, pliés dans des positions grotesques. Ces malheureux semblaient avoir obéi à un signal.
Marc-Antoine, horrifié, compta exactement 47 corps égrenés le long de la façade de son immeuble et des deux autres adjacents. Il pensa à sa théorie de l’orientation : elle se vérifiait.
C’est alors qu’il téléphona à Alix, puis s’habilla en catastrophe et descendit, certain que parmi les cadavres se trouvait Christiane. Sa Christiane.
Marc-Antoine entrepris de vérifier les visages de chacun des 47 corps, mené par une furie contre laquelle personne ne pouvait rien, l’un après l’autre, tâchant ses doigts de sang encore tiède.
-Calmez-vous monsieur s’il-vous-plaît, plaida un gendarme.
Marc-Antoine ne répondit pas et passa au corps suivant.
Non, ce n’était pas Christiane… là non plus…
Les remords, la honte de revenir auprès de Marc-Antoine après l’avoir trompé de façon aussi ignominieuse… Elle n’avait pas eu la force de rentrer à l’appartement, retenue par son malheur et sa culpabilité.
Elle s’était, sans aucun doute, précipitée dans le vide.
Plus que douze corps. Elle est là, se dit Marc-Antoine, parmi les douze restants, et ce sera ma faute.
Plus que dix.
Il pleurait maintenant et il mit un certain temps à réaliser qu’il s’agissait d’elle, là, entre ses mains, son visage déformé par le choc. Haletant, il enlaça Christiane décédée, humant son parfum étranger, preuve de l’accouplement avec un autre homme.
-Je t’aime Christiane…, murmura-t-il.
En entrant dans l’appartement, Christiane constata que la porte-fenêtre était ouverte. C’est en la refermant que Christiane avait découvert le massacre en bas. Elle avait poussé un cri d’horreur, certaine que Marc-Antoine s’était précipité dans le vide. A cause d’elle bien sûr. Il avait compris ce qui se passait derrière son dos et avait décidé d’en finir avec cette situation humiliante. Marc-Antoine n’était pas homme à se battre, il encaissait et puis il craquait.
Secouée de sanglots, elle avait dévalé les escaliers en se jurant de ne plus revoir Philippe. Jamais. Jamais.
Christiane retourna chaque cadavre, écrasée par le pressentiment inexorable de la mort. Elle essuyait ses larmes, scrutait un visage et passait au corps suivant, pressée de le trouver, même froid, pour lui dire qu’elle l’aimait.
En remontant la tragique file d’attente vers le paradis, elle trouva Marc-Antoine en train d’enlacer un cadavre inconnu.
Ils serrèrent longuement leurs corps tremblants l’un contre l’autre et s’avouèrent, au milieu de cette tuerie simultanée, tout l’amour qu’ils portaient l’un pour l’autre. Un sentiment que les circonstances si banales de leur existences n’avaient jamais permis d’exprimer.
… à suivre…
©Guillaume Desmurs/La Chute Des Corps/2017