La chute des corps – Chapitre 2/24

La chute des corps – Chapitre 2/24


Chapitre 2

Parmi les choses que Marc-Antoine détestaient, il y avait son prénom. Il se faisait appeler Marc ou Antoine, c’est selon. Prénom composé d’une vie légèrement décomposée, plaisantait-il. Après de banales études de médecine, il s’était marié avec Véronique. Ils étaient assis l’un à côté de l’autre aux examens d’entrée. Il l’avait séduite peu après lors d’une soirée de beuverie – dont les signataires du serment d’Hippocrate ont le secret – grâce à cette phrase que Véronique lui rappelait, avec de moins en moins de conviction au fil des ans : « il faut charger le carabin pour tirer son coup ».

Après s’être installés dans un banal quartier de Troyes, Véronique avait donné naissance à un banal garçon aux cheveux noirs, aux épais sourcils et leur vie banale dériva vers un banal désintérêt commun.
Marc, ou Antoine, ou Marc-Antoine, était d’un naturel soucieux. Il s’inquiétait de son itinéraire routier du matin, de la météo du week-end, du retard du plombier, des bombardements en Syrie et même de la baisse du gasoil à la pompe. C’était une façon d’exister comme une autre. Certes. Mais Véronique se sentait infantilisée par les permanentes inquiétudes de son conjoint.
Marc, Antoine (ou Marc-Antoine) était médecin généraliste. Il maintenait « debout le corps social à grandes rasades d’anti-dépresseurs ». L’oeil torve devant la télévision du soir, il oubliait les miasmes quotidiens que ses patients lui toussaient au visage et les questions existentielles qui parfois le taraudaient entre deux patients, comme le choix du collège de son fils et les amendes de stationnement à contester.
Quand il s’envolait pour des conférence exotiques, il échouait toujours lamentablement à tromper Véronique malgré les encouragements de ses collègues.

Un matin, Véronique avait décidé de quitter le domicile conjugual, alors que les travaux bloquant l’avenue Foch avaient obligé Marc-Antoine à partir sept minutes plus tôt.
Après une période de profonde perplexité et de solitude douloureuse, Marc-Antoine avait rencontré Christiane, une jolie conseillère en assurance qui n’avait pas l’âge de son prénom. Le problème est qu’il ne savait plus aimer et ce n’était pas un cliché : il avait perdu le goût existentiel de l’amour dont il limitait les effets à des manifestations purement physiques comme l’accélération des battements de coeur, le durcissement des corps caverneux et toutes ces sortes de choses.
Christiane rêvait de deux choses : être enceinte et élever des chèvres dans une exploitation certifiée bio sur un arpent de montagne dont elle avait imaginé précisément chaque mètre carré. Ces deux perspectives terrifiaient Marc-Antoine dont l’équilibre de vie reposait sur une solide indécision, une routine inébranlable et des objets d’inquiétude soigneusement choisis pour être toujours anodins. Il ne pouvait pas vivre à la campagne avec tout ce silence autour et l’imprécision des contours. Christiane passait donc ses week-ends à visiter des fermes, à échafauder des business-plans, à consulter les offres, à écumer de poussiéreuses chambres d’agriculture. « Tu as vraiment envie de devenir fonctionnaire européen ? », disait Marc-Antoine en augmentant le son du journal télévisé.
Malgré la fondamentale incompatibilité entre lui et Christiane, ils parvenaient à diner au restaurant sans trop s’ennuyer. La relative jeunesse de Christiane lui accordait le privilège d’un naïf espoir dans la capacité de sa compagne à changer. Il se trompait. Elle insistait même. Elle demandait à Marc-Antoine un enfant tous les trois mois et lui se contentait de signer une nouvelle ordonnance pour renouveler sa pilule.
Christiane avait bien pensé quitter ce morne compagnon mais la drôlerie cynique de ce dépressif light lui plaisait. Elle était inexplicablement touchée par cet homme dont un jour, espérait-elle, la lucidité prendra le dessus et l’amour prévaudra enfin.

Christiane avait réservé une semaine aux sports d’hiver, sans le fils de Marc-Antoine, engraissé par sa grand-mère pendant sa moitié de vacances. En arrivant à la station, et après un trajet routier sans problème, Marc-Antoine et Christiane avaient « pris possession de leur appartement », dit l’agent immobilier alors que cliquetaient ses multiples trousseaux, à l’image du nain télévisé dont il partageait la hauteur de vue.

C’est en lisant le journal du lendemain matin au café que Marc-Antoine avait appris la mort de Maria. Il ne l’avait pas appris en lisant Savoie-Matin, mais dans une discussion entre deux pisteurs aux vestes jaunes avalant leur café à la va-vite, en chaussures de ski. Le sport torturant ses articulations et la vitesse l’angoissant, Marc-Antoine ne skiait pas. Il avait donc marché tranquillement en suçant un demi-sucre jusqu’au lieu de l’accident. Il n’y trouva que de la neige piétinée et un vague cratère rougi.

Christiane elle, avait une raison confidentielle de venir aux sports d’hiver, dans cette station précisément. Elle était restée secrètement en contact avec Philippe, l’amant bronzé d’un été, un g.o du Club Med au sexe plus long que les vacances, aux dents mieux alignées que son humour. Elle lui parlait de temps en temps au téléphone, batifolait au Kyriad de Troyes, trottant comme un crabe vers l’adultère et en repartait à la même cadence retrouver cette vie paisible qui la satisfaisait, finalement.
Philippe enseignait comme moniteur de ski. Le premier jour, elle avait rejoint son cours collectif, cours qui devenait particulier dès la fermeture des pistes. La poigne ferme de son amant sur ses fessiers tonifiés par les séances de step lui rappelait l’ivresse parfumée au monoï, huit ans auparavant, à Agadir.

… à suivre…

©Guillaume Desmurs/La Chute Des Corps/2017