City on fire en direct liv(r)e #1

City on fire en direct liv(r)e #1


#1 On achève bien les machines à écrire

J’ai transporté le lourd volume dans mon sac jusque dans les Dolomites où j’espérais le commencer au pied des sommets de 3000 mètres. Il fallait au moins cette hauteur pour ce livre « éblouissant », dixit la bande promotionnelle. Je l’ai finalement ramené à la maison et j’ai débuté la lecture tard le soir, quand la vie commence, après 21 h (honteux plagiat du titre d’un livre venant de paraître). Les deux premiers chapitres m’ont débarrassé des commentaires négatifs du Masque et la Plume. Verdict provisoire : j’aime. <attention, spoilers>

Le prologue est un sas de décompression entre notre réalité et celle du livre, située dans les années 70 à New-York, « au milieu de l’été (…) sur la 16è Rue Ouest ». Le narrateur fait le lien entre aujourd’hui et alors. Il fabrique une « perméabilité » entre les deux époques, propice à tendre l’oreille et écouter ce qui s’était passé alors : « dans les avenues, les sirènes et les bruits de circulation et les clameurs des radios dont comme les souvenirs des sirènes et de bruits de circulation  et des clameurs des radios (…) Et là encore, je recommence à sentir que les lignes entre lesquelles ma vie s’est trouvée enfermée – entre le passé et le présent, le dehors et le dedans – s’effacent ».

Il le dit de façon encore plus explicite, interpellant soudain le lecteur, brisant son code narratif : « et vous, là-bas, n’êtes-vous pas en quelque sorte juste ici, à côté de moi ? ». L’auteur, subrepticement, sort de son rôle pour parler au lecteur. De la même manière, Woody Allen enfreint la règle d’or du cinéma, le quatrième mur, qui veut qu’on ne regarde pas la caméra, sortant un moment de la file d’attente du cinéma pour interpeller le spectateur, avant de retourner à sa vie de fiction, nous laissant à notre fiction de vie.

J’aime cette description de New York, qui est aussi un manifeste de la fiction littéraire : « La Ville unique et monolithique n’existe pas. Ou si elle existe, elle est la somme de milliers de variations qui toutes rivalisent pour occuper le même lieu géographique ».

Ensuite, on attaque le dur, le premier chapitre, pompeusement appelé Livre 1. J’ai orienté la lampe un peu mieux sur le livre (que je lit alors allongé sur le canapé, le menton posé sur un coussin. Inconfortable, cette position tient à peu près le temps du premier chapitre. Pas plus).

Je rencontre un couple d’homos Mercer et William, et ça va pas très bien entre les deux. Ils trimballent un sapin de Noël (nous sommes en 1976), puis la soeur de Will, Regan, profite d’une rencontre par hasard avec Mercer et lui donne une lettre destinée à Will. Frère et soeur ne se parlent plus depuis des années.

Mercer tente d’écrire un roman qu’il n’arrive pas à terminer. Il y a un dialogue autour d’une machine à écrire électrique que Mercer vient d’acheter alors que leurs finances sont au plus bas, « l’autre est tellement déglinguée », se défend-il, « si c’était un cheval, tu l’achèverais ».

Cool. On achève bien les machines à écrire.

En bon post-moderne (on a vu que l’auteur sait interpeller le lecteur), Garth (je t’appelle par ton prénom Garth, ce sera plus convivial) sais bien qu’aux Etats-Unis, dès qu’un gros roman parait sur une famille ou groupe d’Américains, on l’ausculte et on le soumet à tout un ensemble de tests et de mesures pour vérifier s’il peut prétendre au titre de Great American Novel (avec des majuscules). Un concept inconnu en France où on préfère le « petit roman intime français ». Modiano quoi. Garth s’en moque : « Derrière ça, bien sûr, il y avait son ambition dévorante d’écrire le Grand Roman Américain ». Mercer, c’est moi. On est page 23. Garth nous lance le petit clin d’oeil prouvant qu’il n’est pas dupe. (Sur la question du GAN, j’adore la réponse de John Irving : « Write the Great American Novel? How about just a good one? » )

Ca va pas fort entre Mercer et William, « ce que tu veux, c’est que ta vie reste exactement telle qu’elle est, pendant que, moi, je m’enroule autour de toi comme une plante grimpante ». D’ailleurs, à la fin du chapitre, William met son manteau et sort, laissant « choir » son « petit ami » (en v.o. : « boyfriend » et « walk out on you« ). Bon. J’ai décidé de ne pas commenter la traduction française, il faudrait pour cela que je lise la version anglaise en même temps, j’ai pas le temps, j’ai une famille… je m’interroge cependant sur ce verbe choir. Peut-être bien que je vais acheter la version originale… Quand je pense que Claro est en train de traduire le roman d’un million de mots (lui aussi est qualifié d’un chiffre en million, pas l’à-valoir cependant) d’Alan Moore…

Passons au chapitre suivant et allons à la rencontre de Charlie.

Charlie est un adolescent, donc par définition pas très bien dans sa peau. Il est en conflit avec sa mère et est fou amoureux de Sam, une fille qui lui a donné rendez-vous ce soir pour le réveillon (il l’a déjà embrassée, mais c’était il y a des mois, depuis elle a changé d’école).

Garth est un homme de lettres (il est prof de littérature et écrit dans la New York Times Book Review, mazette), alors voilà dès la sixième ligne une référence à Rimbaud « le dérèglement conscient de tous ses sens ». 15 lignes plus loin, il s’autorise un métonymie beaucoup moins rimbaldienne : « un vieux gant de hockey ratatiné comme un scrotum ». Là, Garth, tu prends des risk.

Il est assez évident que cette Sam joue avec le pauvre garçon, comme savent le faire les filles. Hein ? Je me trompe ? Ils prennent le train jusqu’à une salle de concert voir jouer les Ex Nihilo et juste avant d’entrer, Sam lui demande de l’attendre  parce qu’elle doit aller voir un quelqu’un, « crois-tu que tu pourrais rester seul une heure ? », lui demande-t-elle. Le pauvre Charlie n’a pas d’autre choix que d’obtempérer. Il résiste faiblement, « je croyais que tu voulais passer le nouvel An avec moi ». Noter l’italique déchirant sur le moi. On a tous vécu ça…

Il neige dehors alors que je laisse Charlie monter dans le club avec la musique assourdissante pour clore ce deuxième chapitre. Pour en rajouter dans le contraste, je me fais couler un café bien long au goût d’amande passée, plein la tasse, et je me sens soulagé. Le livre n’est pas mauvais, il est même entrainant ! J’avais craint un moment, avant d’ouvrir la première page, qu’il soit raté que je doive aller jusqu’au bout malgré tout, m’infliger par fierté ce pensum indigérable. Heureusement non ! Garth est bon, ses chapitres sont courts, son intrigue suffisamment curieuse. C’est la première bonne nouvelle de ce début de livre : je ne perds pas mon temps. Alors ça mérite bien deux ou trois feux d’artifices…