La chute des corps – Chapitre 10/24

La chute des corps – Chapitre 10/24


Chapitre 10

L’atmosphère changea avec le déploiement de l’armée, nuage de sauterelles silencieuses à canons noirs. Certains s’épanouissaient dans cette atmosphère de guerre civile, ils avaient l’impression de séjourner dans un dangereux pays étranger, d’autres bouclaient purement et simplement leurs valises. D’aucuns avançaient même qu’avec tous ces Famas, on se sentait moins en sécurité qu’avant. Les commerçants pestaient contre le principe de précaution censé les protéger d’un ennemi dont personne n’était certain qu’il existât, « on n’a pas de preuves », rappelaient-ils tout en faisant installer une troisième serrure sur la porte de leur appartement. Un restaurateur facétieux appela même l’une de ses coupes glacées Ice crime.

Les enquêteurs n’avaient toujours rien trouvé et le mystère restait entier. Alix se retournait sur le lit clouté de ses questions sans réponses, incapable de dormir, alors que le gendarme près d’elle grognait parce qu’il avait besoin de ses huit heures de sommeil. Troublé par cette idée cocasse de soleil tueur, Marc-Antoine ne dormait pas non plus. Il regardait le visage calme de sa femme rêvant d’une autre vie impossible avec Philippe. Marc-Antoine sentait que pour la première fois, il était possible qu’ils se séparent, comme ça, après cinq ans de vie commune, sans avoir rien construit ni réussi, même pas à être heureux.

Un petit malin avait taggé les murs de la galerie marchande en plusieurs endroits : contre la propaganda une seule arme : la propaGANJA. Le pauvre Kevin fut de nouveau accusé car on l’avait vu, un jour, fumer une cigarette roulée.

Pour résister aux portes verrouillées, aux contrôles d’identité et à la présence armée omniprésente, on festoyait solidement dans les appartements et personne n’avait la mauvaise idée de se plaindre du bruit, au contraire, pour une fois, le boucan rassurait. On s’invitait entre voisins, les restaurant fermaient à la toute dernière minute du couvre-feu de minuit. Le danger invisible provoquait l’insouciance et la responsabilité de se surveiller les uns les autres se transformait en envie de mieux se connaitre.

Que pouvait faire Marc-Antoine avec une femme qui le trompait de façon aussi évidente ? Avait-elle secrètement envie qu’il la surprenne en flagrant délit, s’interrogea-t-il ? Il ne comprenait pas l’appel au secours que Christiane lui lançait par l’intermédiaire de la bite de son amant. Celui-ci devait incarner tout ce qu’elle attendait – encore – de Marc-Antoine : de la virilité et un déménagement à la campagne.

Alix remuait toute la nuit les hypothèses en frottant négligemment la main tiède de son compagnon, Stéphane était obnubilé par la préparation de son concours, coiffé comme il faut et les testicules toujours bien rasées. Il embrassait rarement Alix dans le cou et ça lui manquait.

La nouvelle tour des Piolets, fraichement inaugurée, dominait tout ce gâchis avec la prétention apprêtée et vaguement inutile des nouveaux bâtiments. Elle était éclairée de l’intérieur comme un acteur ou un mannequin en séance photo, silencieux pilier de la nuit, étayée encore de quelques échafaudages. Elle imposait sa présence vide par un surcroit de lumière en surplombant toute cette agitation angoissée.

Loin de ralentir, la vie accélérait, on festoyait plus fort, plus longtemps, et à cause de l’interdiction par arrêté municipal d’utiliser les balcons, on fumait à l’intérieur. Menacée par la mort, la libido se réveillait dans les lieux les plus improbables. Des femmes frigides donnèrent du fil à retordre à leur maris qui ne savaient plus bander que devant du 105 D. D’anciens amours se manifestèrent par d’inattendus coups de fil, chuchotant d’émotion comme ces appels de la dernière heure lancés alors que le paquebot prend l’eau de toute part.

… à suivre…

©Guillaume Desmurs/La Chute Des Corps/2017