La chute des corps – Chapitre 11/24
Chapitre 11
A la température tiède de leur complicité, Marc-Antoine et Christiane se mirent à discuter devant le miroir de la salle de bains, tout en se brossant les dents. La bouche pleine de choses à se dire, il n’en sortait qu’un magma confus de bulles de dentifrice.
-Marc (elle l’appelait parfois Antoine, mais ce matin, c’était Marc), tu pourras racheter des céréales, des Choco Pops ?
-Mais tu ne manges jamais ça.
-Là, j’ai envie.
-T’es enceinte ?
-C’est pas drôle.
-Excuses-moi.
Au fond, Christiane se serait bien passée de Philippe. Elle se détestait à tromper son mari et avait développé pour cela une grande immunité à la culpabilité. Elle était cependant persuadée qu’elle n’avait pas le choix, qu’elle rendait service à leur couple en assouvissant ses désirs dans un local à ski, avec un amant gémissant comme grincent les portes. Cela forcerait Marc-Antoine à réagir, calculait-elle, parce qu’il allait forcément réagir ! Christiane n’était pas une fille à folles ambitions, elle avait le désir simple de couver son oeuf… et de vivre à la campagne.
En crachant son dentifrice, Marc-Antoine ne trouva pas la force de lui dire qu’il se doutait de quelque chose, lui dire aussi qu’il l’aimait et que oui, il ferait tout ce qui sera en son pouvoir – et celui de la médecine – pour qu’elle tombe enceinte et que l’air de la campagne, finalement, lui irait très bien.
Parfumée et peignée, Christiane l’embrassa sur le front avec une tendresse non feinte. Elle ne demandait qu’une seule chose : que cet homme l’aime comme elle le souhaitait et au mieux qu’il pouvait. Cette modeste attente lui apparu comme la révélation soudaine du bonheur de la vie : elle eut envie de Marc et envie d’Antoine, des deux à la fois.
Marc-Antoine grimaçait dans le miroir.
-J’ai les gencives qui me refont mal. Tu as pris le bain de bouche ?
Il se rinça avec des tourbillons d’eau tiède. Cet homme atteint de gingivite, penché sur le lavabo, ne lui inspira soudain plus aucun désir.
-Antoine…
-Moui ?
-Mon moniteur de ski aimerait nous inviter prendre l’apéro ce soir.
L’appartement de Philippe était tout près, dans l’immeuble voisin. En entrant, Marc-Antoine compris immédiatement qu’il s’agissait de l’amant de sa femme. Une nervosité cachée révélait le subterfuge. Après les échanges convenus sur la situation dramatique et la météo des jours prochains, Marc-Antoine demanda à Philippe où Christiane et lui s’étaient rencontrés :
-Dans mon cours collectif. Christiane se débrouille très bien sur la neige !
Sauf que c’est toi qui lui plante, le bâton, je me trompe ? pensa Marc-Antoine tout en conservant son sourire attentif de médecin généraliste.
A cause de l’interdiction officielle d’utiliser les balcons, pour des raisons que le Préfet avait jugé « inutile de redire », Christiane et Philippe s’accroupirent dehors, dissimulés des regards, pour allumer leurs cigarettes.
Marc-Antoine sirota le fond de son pastis tout en regardant, du coin de l’oeil, Christiane et Philippe échanger la même allumette et mêler leurs fumées dans le froid piquant. Derrière eux, la tour des Piolets s’élevait en brillant de mille feux dans la nuit glaciale et meurtrière.
En revenant à leur appartement par les interminables couloirs de l’immeuble, Marc-Antoine dit à Christiane qu’il avait besoin de prendre l’air.
-Tiens, les clés de l’appartement, je n’en ai pas pour longtemps, je veux juste un peu d’air frais. Le pastis de ton moniteur devait dater un peu, dit-il.
Christiane paru presque soulagée et elle s’enfonça dans les boyaux moquettés en direction de sa moitié de lit. Marc-Antoine sorti par la porte la plus proche. Il apprécia que le froid lui enveloppe le visage. Il salua les policiers au planton qui lui demandèrent de rester dans la lumière pendant sa marche digestive.
Le froid figeait les contours glacés et la régularité toute parralèlépipédique de la station. Rien de tel pour se remettre le cerveau droit. Les lumières chimiques, blanches comme des trous, figeaient les natures mortes des vitrines. Des sentinelles armées battaient la semelle en luttant contre le froid, reliées au ciel menaçant par la vapeur de leurs bouches.
Christiane se mit à pleurer en s’effondrant sur le canapé, comme une adolescente prise dans les jeux et les feux de la vie et de l’amour. Elle regrettait sa décision d’avoir invité son mari chez Philippe. Elle se vida de ses larmes puis téléphona à Philippe en sanglotant.
-Calme-toi ma puce, il ne se doute de rien.
-J’espère que tu as raison…
La voix de son amant la rassura et elle s’endormit dans les bras de mauvais rêves, la télévision allumée vibrant de son maladif éclat.
Dehors, Marc-Antoine marchait dans la neige, tentant de chasser une nausée persistante dont il savait pertinemment qu’elle n’était ni causée par le pastis, ni par l’atmosphère mortifère de la station.
Alix s’était roulée contre son solide gaillard, son mâle non-reproducteur, repassant les détails de l’enquête comme si elle dirigeait le montage d’un film avec Kevin Spacey. Elle imaginait le visage grave du journaliste opiniâtre épinglant les preuves au mur, cherchant l’apparition d’un motif, la révélation d’un sens.
Stéphane se réveilla et se mit à travailler. Il était penché sur son petit bureau réglementaire en plastique d’un bleu incertain, dans la lumière jaune d’une vieille ampoule. Il était de mauvaise humeur, en retard sur ses révisions à cause de la mobilisation. Il était rentré vers minuit, les chaussettes trempées et les mains glacées. Il avait bu d’une traite un thé bouillant préparé par Alix.
-Faire le planton dans la neige pendant cinq heures… j’ai un concours dans trois semaines et ils ne trouvent rien de mieux que nous sucrer nos congés.
Alix ne parvenait pas à comprendre les hommes. Le plus souvent, ils l’ennuyait, lui paraissaient tellement immatures. Il lui fallait en général trois mois pour en changer, après une période roucoulante de huit mois, cela donnait en moyenne des rotations de partenaire quasi-annuelles. Elle commençait à s’en inquiéter.
Le dos de Stéphane penché sur ses cours ne lui inspirait rien de particulier. Etait-il normal de poser sur l’homme qu’elle pensait aimer un regard aussi froid ?
-Tu viens sur le canapé avec moi ?, dit Alix.
-Non, je bosse.
Elle zappa de chaine en chaine pour trouver de quoi combler le vide, la fatigue et la frustration. Stéphane s’endormit sur son bureau, le front sur ses avants-bras, fracassé de fatigue. Alix n’arriva pas à dormir malgré les yeux hypnotiques de Kevin Spacey.
Elle s’habilla et sorti dans la nuit qu’elle trouva bien plus accueillante que le coeur bleui de son gendarme.
… à suivre…
©Guillaume Desmurs/La Chute Des Corps/2017