La chute des corps – Chapitre 15/24
Chapitre 15
Il n’en fallait pas plus pour que Patrick décide de sauter.
Le déclencheur avait été une dispute avec sa femme sur le choix du film de la soirée. Immédiatement les reproches embrasés par la fatigue fusèrent : « … et cet appart de merde, j’en peux plus, je n’arrive plus à ranger… », hurle sa femme, que Patrick essaie de tempérer par un : « les enfants dorment… on en parlera plus tard ».
Après vingt bonnes minutes de reproches divers et variés, Patrick laissa sa femme s’endormir devant la télévision. Une fois que son rythme respiratoire traduisit un sommeil profond, Patrick ouvrit la porte vitrée donnant sur le balcon. L’air glacial lui griffa le visage. Les étoiles étaient si lumineuses qu’elle faisaient mal aux yeux.
La nouvelle tour en construction, avec ses bâches et ses lumières puissantes, était un phare indiquant le chemin entre récifs et hauts-fonds pour atteindre le calme de la terre ferme, délivrance de la traversée.
Patrick n’avait jamais supporté l’obstination de son père à l’emmener sur son bateau tous les week-ends. Breton, Patrick haïssait pourtant la mer et ses imprévisibles mouvements, sa puanteur permanente et sa violence incompréhensible. Quel plaisir pouvait-on avoir à flotter là-dessus ? Patrick enfant vomissait ses tripes par dessus-bord à chaque sortie. Son père l’encourageait sans perdre patience, certain que son fils unique, un jour ou l’autre, barrerait ce fier voilier.
Une fois marié et installé en montagne, dans cette station de ski, le plus loin possible des côtes bretonnes, Patrick avait commencé à ressentir des symptômes similaires au mal de mer. Il avait emporté avec lui, dans la mémoire de ses muscles, le mouvement de la houle.
Ce soir, comme à chaque fois après une dispute, Patrick alla vomir. Après s’être essuyé la bouche, il retrouva au fond du placard le gilet de sauvetage orange délavé qu’il portait enfant, celui que son père lui avait offert, avec le petit sifflet et les lanières blanchies par le sel.
Patrick enjamba le balcon, en réalité le bastingage de ses souvenirs. Il en avait eu envie cent fois sur le bateau de son père pour que cesse la torture de la nausée. Il ne se retourna pas vers sa femme endormie et se laissa tomber dans un océan de vide.
… à suivre…
©Guillaume Desmurs/La Chute Des Corps/2017