La chute des corps – Chapitre 17/24

La chute des corps – Chapitre 17/24


Chapitre 17

Dès son arrivée sur les lieux du drame, Alix vomit le café et le Pitch au chocolat avalés en vitesse avant de partir.
47 corps d’un coup. C’est plus que ce que voit un journaliste localier en deux carrières entières de gratte-papier – et encore, il faudrait vraiment avoir offensé l’équilibre cosmique pour enchainer deux vies comme journaliste dans un quotidien local.
-Ca fait drôle, hein ? dit Marc-Antoine, alors qu’elle s’essuyait la bouche avec un kleenex.

Après ses retrouvailles avec Christiane, Marc-Antoine aida les pompiers dans leur tâche macabre. Il constata les décès, les uns après les autres, il redressa des nuques brisées. Il avait les yeux brillants de fatigue (et peut-être aussi de trouble émotion), ses doigts flottant sur les paupières des macchabés.

De nouveaux représentants de l’Etat arrivaient les uns après les autres, posant une chaste main sur leur bouche béante au moment où ils découvraient la scène. On prit même la peine d’appeler le curé, le Père André, qui était malheureusement en déplacement à Lyon pour une réunion épiscopale consacrée à la faim dans le monde dont il rédigeait les comptes-rendus pour le compte du Vatican. Il aimait se moquer de cette tâche en se qualifiant malicieusement de « pisse-copie épiscopal ».

Alix parvint à prendre quelques notes pour se donner une contenance car son écriture, secouée par le froid et l’émotion, était illisible. D’ailleurs, il n’y avait rien à écrire vraiment, rien à dire de plus que : 47 personnes étaient mortes en même temps après s’être jetées par la fenêtre. Elle prit quelques photos floues, retenant son souffle et ses larmes, la seule nette recadrée fit la une de Savoie-Matin le lendemain et la homepage du site toute la journée. Le photographe-star du journal était indisponible, en déplacement à Lyon pour la conférence épiscopale sur la faim dans le monde, ce qui confirmait pour certains les pires rumeurs que la section communiste locale colportait sur les préférences sexuelles du Père André, qui préférait Nikon au Canon.

Le massacre matutinal plongea les hautes sphères de l’Etat dans un état d’agitation rarissime. Le Président de la République lui-même se fendit une heure plus tard d’un tweet consolant et d’un coup de fil au maire assurant que tous les services de l’Etat étaient mobilisés. « Rien ne sera épargné aux coupables », dit-il avec une fermeté règlementaire puis il monta dans son aéronef officiel pour inaugurer aux Antilles un dispendieux musée de l’esclavage.

Alix envoya son article depuis l’appartement de Marc-Antoine, en se connectant difficilement à un réseau surchargé. Marc-Antoine pris une douche pour se laver du poids des morts et du choc de l’amour. Christiane pleura encore, tout en faisant bouillir trop longtemps une cafetière qui déborda. Ils avalèrent tous trois leur café dans des tasses blanches de location. En silence, ils remuèrent leurs cuillères afin de sonder vainement l’absurdité concomitante de la mort et de la vie.

En bas, sur la neige, avançait maintenant le Préfet, un sous-fifre à chaque bras pour l’empêcher de tomber. Entouré d’une demi-centaine de journalistes (presque autant que de morts), il prit la parole et de sa diction polytechnicienne s’adressa aux polytraumatisés éteints. Ses paroles n’émurent personne et même les morts ne se retournèrent pas dans leurs sacs zippés à l’évocation amidonné de leur trépas.

Stéphane rejoint plus tard Alix à l’appartement et l’enlaça, ému. Tous les quatre, effrayés et soulagés à la fois, rescapés du malheur, se sentirent temporairement protégés du désastre rôdant : ils étaient immunisés du mal par le sortilège fragile de leur amour.

… à suivre…

©Guillaume Desmurs/La Chute Des Corps/2017