La chute des corps – Chapitre 18/24

La chute des corps – Chapitre 18/24


Chapitre 18

Les ordres avaient été clairs : retirer le plus vite possible ce monceau de morts et les remplacer par le centuple de militaires quadrillant littéralement chaque couloir des immeubles. La station de ski était devenue un camp militaire.
Pourtant, le beau temps et le ciel d’un bleu chimique poussait les skieurs sur les pentes. Les remontées mécaniques tournaient comme si de rien n’était. La station assiégée était un terrain de guerre nerveux, mais les vitrines des magasins continuaient de déverser leurs rassurants bonnets, chaussures de ski, luges à volant, génépi, saucisson, jambon et bijoux.

Christiane était restée hébétée tout l’après-midi devant ces séries télévisées destinées à remplir le gras du bide de la grille horaire. Le temps comme un estomac vorace demandait à être rassasié.
Christiane avait une folle envie de voir Philippe et en même temps ne voulait plus penser à lui. La fausse mort de Marc-Antoine l’avait comme réveillée d’un long rêve. C’est avec lui qu’elle voulait vivre, avoir un enfant et elle regrettait terriblement de l’avoir trompé si longtemps avec un fantasme du nom de Philippe qui prenait lui aussi, comme les autres, des poignées d’amour.
C’est alors que Philippe frappa à sa porte, elle ouvrit et il se jeta dans ses bras. Christiane le repoussa, lui demanda de partir, « comprends-moi… », il hésita, compris et parti dans un sillage de monoï éventé.
Christiane reprit sa place sur le canapé, face aux visages inexpressifs d’acteurs inconnus se débattant au coeur d’une intrigue complexe. Elle s’endormit, assommée par la contradiction de ses émotions.

Sur le champ de bataille, Marc-Antoine avait pu échanger avec le médecin généraliste de la station, Elodie Lecoeur, une vieille fille aux dents serrées et au front plissé d’inquiétude. Elle lui glissa qu’elle avait des informations importantes qu’elle souhaitait partager avec lui, un collègue.
Marc-Antoine l’avait donc retrouvée dans la salle d’attente de son cabinet médical, où les prescriptions d’anti-dépresseurs étaient signées à un rythme industriel.
-Ca vous ennuie qu’on discute dehors, je peux faire ma pause clope en même temps, dit-elle.
Elle avait déjà un paquet de cigarettes et un briquet en main.
-Vous fumez ? demanda-t-elle. Elle offrit un sourire fatigué en tendant son paquet vers Marc-Antoine, paquet qu’il refusa. Ils n’échangèrent pas un mot pendant qu’elle fumait.

Il revinrent à l’intérieur. Son bureau était spartiate : un plateau sur deux tréteaux recouvert de multiples piles de dossiers en lutte pour l’espace mais parvenus à un improbable cessez-le-feu.
-J’ai quelque chose à vous dire.
Elle se pencha derrière son bureau, ouvrit un tiroir grinçant et sorti une feuille qu’elle posa devant lui.
-Je ne sais pas ce que ça vaut, mais j’ai collecté, depuis que je travaille ici, donc 12 ans, les cas de suicides…
-Les suicides ? Il y en a déjà eu ?
-Et pas qu’un peu.
Sur la feuille, elle avait inscrit sur une ligne le nombre de suicides. Entre 3 et 4 chaque hiver.
Tristes touristes, voilà le titre d’un ouvrage d’ethnologie désabusée sur les sports d’hiver de masse que pourrait écrire Marc-Antoine.
-Je crois que je vais vous prendre une cigarette, finalement, dit Marc-Antoine.

… à suivre…

©Guillaume Desmurs/La Chute Des Corps/2017