La chute des corps – Chapitre 21/24
Chapitre 21
En ouvrant la porte de l’appartement, une bouffée de chaleur acide lui bloqua la respiration. Ca sentait le renfermé et les produits chimiques. L’ammoniaque. Un chat passa entre les jambes de Marc-Antoine et s’enfuit dans le couloir.
En ouvrant la porte de l’appartement, une bouffée de chaleur acide lui bloqua la respiration. Ca sentait le renfermé et les produits chimiques. L’ammoniaque. Un chat passa entre les jambes de Marc-Antoine et s’enfuit dans le couloir.
-Revient Imbécile, geigna la voix d’un vieil homme, : l’architecte.
Marc-Antoine n’osa pas entrer dans cette tanière infecte.
-Imbécile, c’est son nom, précisa-t-il, entrez donc.
Il était assis dans un fauteuil à sections mobiles, une grosse télécommande lui permettait d’ajuster sa position. Il y avait trois arbres à chat, plusieurs bacs en plastique remplis de litière sale et un vélo d’appartement neuf. Les rideaux entrouverts révélaient des fenêtres donnant sur la tour éclairée et le front de neige. L’architecte invita Marc-Antoine à s’assoir à la table recouverte d’une nappe fleurie. Son souffle asthmatique sifflait dans l’appartement.
-Cette station… le chantier a été compliqué au début de la station, on l’a oublié cela, on oublie vite les vérités… ça a pris des années avant de terminer les premiers immeubles et de commencer à vendre. Et puis ça ne se vendait pas, et moi, je devais signer tous ces contrats, faire rentrer l’argent, rembourser les emprunts, continuer à construire.
Les lèvres du vieil homme étaient brillantes de salive, des postillons accompagnaient chaque mot.
-Je me vois encore, là, marcher seul, le soir, en rentrant du bureau, parmi ces tours de béton qui me menaçaient…
-Vous y êtes arrivé finalement.
La voix de Marc-Antoine résonnait étrangement dans cette atmosphère.
-Oui, j’y suis arrivé. J’ai gagné. Les salauds…
-Vous leur en voulez ?
-Bien sûr que je leur en veux.
Il toussota et actionna son fauteuil électrique. Un léger bourdonnement et ses pieds se relèvent sur leur support molletonné.
-Avant la station, avant la construction, j’étais venu une première fois dans la vallée. Je faisais des repérages, des premières esquisses, pour comprendre le lieu. C’était un chaos de rocs chamboulés, fracassés par le soulèvement des Alpes. Je voulais retrouver avec les immeubles ces formes minérales. Je voulais que le souvenir de ces origines hantent les lieux, qu’elles s’infiltrent dans nos imaginations. La nature à l’état pur… pur et violent, vous comprenez ?
Ses yeux blanchis regardaient un autre paysage que celui de l’appartement.
-J’étais très enthousiaste pendant ces repérages, je me déplaçais en ski et j’imaginais la future grande station, mon chef d’oeuvre ! Et puis, une nuit, je me suis fait prendre par le mauvais temps, en haut de la vallée, je ne connaissais pas bien les lieux, je me suis un peu perdu, je commençais à avoir froid et surtout peur de devoir passer la nuit dehors. Mes vêtements de laine craquaient de gel, mes chaussures de cuir s’étaient durcies et je ne sentais plus mes orteils. Je m’en voulais de me retrouver dans cette situation mais j’avais espoir, malgré tout, d’atteindre à temps la vallée et la gare routière. A l’époque j’étais amaigri par la captivité de la guerre je n’étais pas au mieux de ma forme. Le vent s’était levé alors que je progressais difficilement dans l’épaisse poudreuse, le long de la cote 1820. Mes larges rondelles en cuir s’enfonçaient, j’avais la sensation d’y laisser mes bras à chaque poussée, comme si la montagne me bouffait tout cru. Je n’avais plus aucune chance d’arriver avant la nuit en bas…
Sa voix s’infléchit d’une autre tonalité.
-J’ai vu le village qui sortait du brouillard, avec ses intérieurs chauffés par les bêtes, le flanc vautré dans la paille bien chaude. J’y étais enfin ! J’allais pouvoir me sécher auprès d’un feu ! Au moment où j’entrais dans le village, les nuages ont disparu, le vent est tombé et la lune a figé tout le paysage. Ah, c’était beau, mortellement beau. J’étais sauvé… du moins c’est ce que je croyais.
Il agitait son doigt vermoulu à travers les paysages de ses souvenirs, l’autre main serrée sur sa télécommande.
-J’entends encore le crissement de mes semelles sur la neige, la sensation de soulagement, presque animale, d’arriver devant cette porte et de cogner dessus. La porte s’est entrouverte. Ce n’est pas un sourire qui m’a accueillit mais une fourche ! Une fourche pointée vers ma gorge et un oeil noir, haineux, dans une odeur de fumée de bois et de bête ronflante. “Vas-t-en !”, qu’il m’a dit en me menaçant de ses pointes, “vas-t-en !” alors j’ai reculé et j’ai frappé à une autre maison et puis à une autre et personne ne m’a répondu. Toutes les cheminées fumaient mais personne ne m’ouvrait. Et… et…
Saisi par l’émotion, sa gorge se serrait autour des mots. Il parvint finalement à reprendre le cours de son histoire.
-J’ai dormi dans une niche avec un chien. Un chien ! Lui m’a laissé entrer. On s’est roulés l’un contre l’autre et j’ai passé la nuit ainsi, sauvé par un chien ! Il faisait si froid…
-Et vous avez malgré tout construit la station.
-Oui, mais j’avais changé d’objectif. Je ne voulais plus impressionner avec mon architecture, je voulais me venger.
-Comment ?, demandais-je.
Il balaya d’une main veinée de bleu la station qui s’étendait derrière les fenêtre.
-En construisant cela.
Il sourit en passant la langue sur ses lèvres.
Un chat siffla en donnant de grands coups de pattes à un fantôme, puis il se calma et pris sur le canapé une position de sentinelle aux yeux mi-clos.
-Un chien m’a sauvé. Vous vous rendez compte ? Il avait plus d’humanité que ces bouseux ! Valent pas mieux que leurs vaches. D’ailleurs ils dorment avec…
-Je vais vous laisser monsieur, dit Marc-Antoine.
Le vieil homme ne répondit pas, épuisé et résigné, prisonnier de sa haine, enfermé dans sa création.
Aucun chat ni sortilège n’empêcha Marc-Antoine de sortir de l’appartement.
… à suivre…
©Guillaume Desmurs/La Chute Des Corps/2017