L’Empereur au soleil
Accordons-nous une petite pause dans la conjonction électorale déferlant depuis le Brexit sur tous les fronts, pour méditer sur le pouvoir et la vanité du pouvoir. On peut commencer par ce petit livre qui pour moi représente, en 78 pages, l’un des sommets de la littérature française : L’Empereur d’Occident de Pierre Michon.
Un court roman qui se déplie à chaque lecture. J’ai même l’impression de lire un livre différent à chaque fois que je reprends le chemin de ses lignes. Je pense souvent à ce vieil homme, Aetius, marqué par les combats dont la tombe est creusée dans une rivière.
Personnage historique, Michon le transforme en chair poétique, comme avait pu le faire Marguerite Yourcenar avec Mémoires d’Hadrien. J’ai aussi pensé à la fin de l’empereur Dioclétien, qui fini sa vie à cultiver des choux après avoir démissionné, racontée magnifiquement par Rebecca West dans Black Lamb & Grey Falcon.
« … nous parlâmes naturellement de navigation, des amis de la rame et des vaisseaux noirs, de navigation et de poésie grecque : car l’un ne peut être dite sans l’autre, à tel point qu’on ne sait laquelle est le texte de l’autre, et si d’abord on jeta de frêles charpentes goudronnées, ou des mètres de juste syntaxe, sur le pur hasard de la mer et des langues ».
La syntaxe de Michon justement est un navire sur lequel il faut s’embarquer, ne pas avoir peur de sauter à bord, quitter le confort des phrases bien charpentées comme un ponton vissé sur des bases de béton, pour le tangage incessant de sa langue, les surprises de la météo, d’un mouvement de mer, la répétition ou la virgule qui change tout.
Michon rabote chaque planche jusqu’au coeur, jusqu’à ce que la surface soit parfaitement lisse et pure. Pourtant, aucune préciosité dans sa langue, au contraire, elle parvient à exprimer la profonde humanité des personnages, le magma de la pensée restituée en une sobriété paysanne.
A un moment, alors qu’il monte la colline, Aetius s’arrête « pour prendre un peu de souffle, et regardant alors par terre comme on fait quand on regarde en soi ». Peu après, « il s’éclipsa. J’entendis braire un âne ; il fit nuit ».
Michon fait partie, avec Saint John Perse, des voix vers lesquelles je me tourne pour retrouver le goût d’écrire, de lire, de vivre. La beauté de la littérature est de porter ces voix et de nous les livrer aussi fraîches que lors de l’écriture.
Un rayon de soleil traverse les branches nues de l’automne, la vitre et se pose sur la couverture du livre. Le soleil chauffe, le même soleil qui éclairait Aetius. La beauté pousse entre ses pages.