La chute des corps – Chapitre 12/24
Chapitre 12
Alix monta vers la tour des Piolets, noyée de lumière, peinant dans les pentes sur la neige dure et glissante. La tour était une balise impressionnante, bien plus haute que tous les autres bâtiments. Elle s’approcha des échafaudages cerclant le pied de la tour.
Se promener seule la nuit était sûrement inconscient et peut-être aussi le meilleur moyen de croiser le fameux meurtrier. Si cela arrivait, comment allait-elle se défendre ? Qu’allait-il lui faire ? Elle trouverait bien un moyen de s’enfuir… Elle pourra crier, les plantons n’étaient pas loin… cet homme là-bas, par exemple, c’est… non, ce n’était pas un militaire : c’était Marc-Antoine, les mains dans les poches de sa longue doudoune.
Elle l’appela, il la reconnu et eut un regard contrarié, comme un filet de haddock qu’on retire de l’huile tiède où il marinait tranquillement.
-Je vous dérange ?
-Je prenais l’air, répondit Marc-Antoine.
-Je n’arrive pas à dormir. Quelque chose m’échappe.
-Un meurtrier en cavale peut-être ?
-Je sais que vous n’y croyez pas, mais c’est quoi alors ?
-Il reste un bar ouvert ?
L’entrée de la galerie marchande était gardée par un fonctionnaire casqué acnéique qui bailla en contrôlant leurs cartes d’identité. Puis ils se dirigèrent, suivante de nombreux escaliers en demi-niveau, vers un petit bar situé dans les profondeurs complexes de la galerie. Ils évoluaient dans le cerveau de la douzaine d’architectes qui s’étaient probablement relayés sans se consulter pour dessiner les plans de ce cadavre exquis.
Le patron avait un air familier, comme tous les patrons des bistrots du monde entier. Le bar était plein mais la musique n’était pas forte, la limite de décibels avait encore baissé, tout comme la vitesse sur les routes et les autoroutes et bientôt, pensa Marc-Antoine, la vie ralentira jusqu’à stopper totalement. La fin de l’histoire.
-Reprenez un mojito, lança Alix.
-Encore ! Vous voulez me faire avouer quoi ?
-D’abord vous forcer à me tutoyer.
-Je vais essayer.
-Alors, ta théorie du soleil ? Je cale.
Marc-Antoine commençait à s’affaler sur le comptoir et dans les yeux d’Alix, dont l’intensité le troublait. Alix trouvait agréable la nonchalance de ce docteur, son cynisme doux et sa bienveillance de grognon, bien plus sexy que la virilité musculeuse d’un gendarme capable d’aligner cent pompes.
-Je ne sais pas si c’est le soleil ou la lune, mais je ne comprends pas pourquoi mon rédacteur-en-chef, qui saute normalement sur le moindre fait divers, joue la discrétion sur ces morts. Il caviarde mes papiers avec du conditionnel. Elle est où sa fameuse loi du mort-kilomètre ! Lui qui n’a que ça à la bouche d’habitude.
-Vous êtes marrante.
-Vous êtes triste à mourir.
-A longueur d’année je diagnostique des rhumes, j’ausculte des nez qui coulent, des oreilles bouchées. Ca ne vous rendrait pas triste, vous ?
-Je cours. Le sport vous ferait du bien.
-Je résiste au commandement hygiéniste de pratiquer une activité physique.
-Du coup vous feriez un parfait meurtrier : déprimé, organisé. Votre connaissance de l’anatomie est un bonus.
Christiane n’avait pas résisté à l’envie de rejoindre Philippe à l’occasion d’un subreptice réveil en plein sommeil paradoxal. Quand Marc-Antoine est rentré à leur appartement, en empruntant les diagonales plutôt que les lignes droites, il avait trouvé un lit vide mais pas le sommeil.
Il avait vaguement somnolé sur le canapé, face à la baie vitrée pleine des reflets de la tour en construction. Marc-Antoine savait exactement où était Christiane mais il n’avait pas envie d’aller la chercher, de briser ce mensonge qu’il acceptait, qui les arrangeait tous les deux et qui grossissait, comme un kyst, sans douleur. Tout reviendrait à son état d’amour simple, pensa-t-il embrumé, il suffisait d’attendre…
Alix s’endormit sur un torse dur comme la fonte, les bras de l’homme autour d’elle. Les yeux grands ouverts, incapable de dormir, Alix se concentra sur sa respiration.
Elle s’endormit avec la douloureuse impression d’être torturée par la vie même qui l’animait, sa propre énergie se retournant contre elle en un instrument de tourment continu. Elle pensa à sa mère, toujours souriante, et à son père, le jour où il lui avait avoué élever une seconde famille depuis des années. Sa mère avait toujours su. Elle avait deux demi-frères. Elle avait 25 ans quand son père lui révéla le secret et depuis elle avait du mal à respirer.
Marc-Antoine ne s’endormit pas malgré les effets combinés des multiples alcools. Il garda les paupières à demi-ouvertes sur le chantier de la tour, remuant de sombres pensées, revivant dans son hébétude les quatre chutes mortelles. Il se mettait à la place des victimes, goûtant virtuellement l’instant d’apesanteur, l’éphémère soulagement qui précède l’écrasement.
Un rot de poivrot lui monta au visage alors que, cinq étages et trois montées d’escalier plus loin, le visage de Christiane se déforma sous l’effet d’un rare orgasme.
… à suivre…
©Guillaume Desmurs/La Chute Des Corps/2017