La chute des corps – Chapitre 13/24

La chute des corps – Chapitre 13/24


Chapitre 13

Ce fut trop pour Marc-Antoine. Il se leva d’un bond, incapable de maitriser l’angoisse qui le gagnait. Il ne pouvait rester assis sans rien faire alors que sa femme était besognée en ce moment-même par un autre homme. Il eut du mal à respirer, symptôme qu’il observa médicalement dans un premier temps. Puis une bouffée d’angoisse lui saisit la gorge. Toutes les choses conspiraient à son enfermement, chaque élément de la réalité remplissant son rôle d’oppression.

Derrière la baie vitrée se déployait l’arc des immeubles noyés de lumière ponctué de la tour en construction. Marc-Antoine se concentra sur sa respiration puis se leva pour se servir un verre d’eau qui le soulagea. Dans ces moments de fatigue lui revenaient les visages de ses patients les plus gravement atteints, les désespoirs auscultés, la ronde des souffrants comme il l’appelait.

Il sortit se promener, saluant un nouveau planton frigorifié en bas de son immeuble. Il n’y avait pas un signe de vie sur le front de neige. Il devait être dans les 4h du matin. Marc-Antoine tenta d’identifier la fenêtre de l’appartement de Philippe où s’ébattait sa femme mais les larmes brouillèrent sa vision. Il était incapable d’agir, impuissant à contenir le lent naufrage de leur couple.

Christiane, elle, essuyait la sueur sur son front et sur celui de Philippe. Elle testait les limites de sa culpabilité qui, à sa grande surprise, étaient spacieuses. Au fin fond de cette nuit qui allait se révéler si particulière, Christiane goûtait à la liberté comme jamais.

Marc-Antoine ruminait en marchant sur la neige durcie. Le crissement de ses semelles et l’air cristallin contre son visage avaient un effet légèrement anesthésiant sur son humeur, à moins que l’alcool ne continue à prodiguer ses sortilèges. Il s’approcha de la tour en construction et remarqua l’absolue symétrie, une régularité nauséeuse, avec laquelle les ardoises noires taillées s’alignaient sur la façade.

Il aperçu, au loin, une silhouette penchée qu’il confondit dans un premier temps avec un engin de chantier. Il s’agissait d’un homme, plutôt vieux à en juger par la démarche hésitante et la courbure de ses épaules. Il tenait un tube de plastique sous le bras, comme un tuyau à large diamètre, et marchait sans canne en posant ses pieds avec précaution sur le sol traitre. Il sursauta quand Marc-Antoine l’interpella.

-Bonsoir.

-Que voulez-vous ? répondit l’homme dont la voix confirma l’âge avancé.

-Vous n’arrivez pas à dormir, comme moi ?

Il hésitait à répondre, cherchant du regard un moyen de se carapater avant que Marc-Antoine ne soit trop près de lui.

-Ca fait soixante ans que je ne dors pas, dit le vieil homme.

-Je vous dérange ? Je suis désolé.

-C’est exactement cela : vous me dérangez.

-Je suis désolé… je… Vous en pensez quoi ?

-De quoi ?

-Ces morts. C’est terrible pour la station, non ?

-La mort nous saisit toujours pour une raison. Et à mon âge, si elle me laisse tranquille, c’est qu’elle a ses raisons aussi.

-Ah bon ? Lesquelles ?

-Vous êtes médecin ?

-On dirait bien que oui.

-J’en ai pratiqué quelques uns de vos confrères, je les appelle les hypocrites d’Hippocrate, avec votre façon condescendante de parler… ils ne comprennent pas que je ne veux pas être soigné… je veux juste  vivre assez longtemps.

Sa frêle silhouette s’appuya sur le tube de plastique et, s’en servant de canne, s’éloigna en claudiquant. Sans que Marc-Antoine ait pu apercevoir les traits de son visage, le vieil homme disparu en se fondant dans le noir, comme par magie, dans les entrailles du chantier de la tour.

… à suivre…

©Guillaume Desmurs/La Chute Des Corps/2017