La chute des corps – Chapitre 3/24
Chapitre 3
Surtout ne pas troubler le séjour touristique des dix et quelques mille clients. Sous le calme officiel, les discussions allaient bon train. C’est ce que découvrit Marc-Antoine en allant acheter son journal à la maison de la presse, qui ne gardait du mot presse que quelques publications colorées à poitrines apparentes derrière les marmottes made in China, les ardoises peintes, les cannes gravées d’une edelweiss, les peluches chamois au pelage incertain, les bracelets de faux-cuir et les avions en plastique.
-Moi je dis qu’on l’a poussé, un mari jaloux et hop l’air de rien madame valdingue par dessus le balcon, cul par dessus tête, dit un homme aux joues rubicondes accoudé à la caisse.
-Elle était seule en vacances, imbécile, répond le patron de la maison de presse dont la couleur de cheveux était indéfinissable. Il disciplinait sa capillarité éparse et teintée afin de recouvrir un désert de peau lisse ; malgré ses efforts, il était sur le point de capituler sur le front.
-Oui enfin bon… calmons-nous… c’est seulement… un… comment dire… un accident, dit l’homme cramoisi en cherchant sa monnaie et ses mots.
A son tour, Marc-Antoine paya son exemplaire de Savoie-Matin.
Après avoir parcouru la vacuité stellaire du quotidien local – aucune mention de l’accident de la veille – Marc-Antoine s’inscrit à une visite guidée de la station. D’après ce qu’il comprit du verbiage de l’opulente guide confondant passé-composé et passé-simple, la station de Pierre-Fortes ne s’était pas faite en un jour. Nombreux étaient les luddites qui s’étaient opposés à sa construction, allant jusqu’à s’allonger devant les bulldozers… avant de se raviser et de ramasser les sonnantes et trébuchantes moissons pécunaires prodiguées par le tourisme.
-Ces bâtiment ne sont pas conçus pour être vus, mais pour donner à voir la montagne, dit-elle.
La conférencière (tel qu’inscrit sur sa carte de visite) tendit le bras en direction des sommets vers lesquels montaient et descendaient les pistes, les câbles des télésiège et des télécabines. Les skieurs glissaient à des vitesses variables, se croisant en un complexe ballet.
-Car la montagne est la véritable star.
Son bras indiqua un nouvel immeuble en construction, une tour parralélépipédique venant terminer l’arc-de-cercle du front de neige.
-La tour du Friolin, un bâtiment remarquable. Avec ses milliers d’ardoises noires, elle veut ressembler au plateau austère où elle s’élève, plateau de pierres sombres, désert minéral, alpage traversée de veines charbonneuses, de dalles sombres.
Puis elle passa à un autre bâtiment sans s’arrêter de parler et Marc-Antoine la suivit fidèlement toute la matinée, étourdi par ces perspectives, ces lignes noires et blanches dessinant des lignes de fuites verticales, horizontales et obliques.
Après la visite, Marc-Antoine l’invita à boire un verre, afin de poursuivre la conversation. Il commanda une bière, elle un verre de lait.
-Vous vivez toute l’année ici ?
-Oui. Et je parie que vous vous demandez si on ne s’ennuie pas ?
-Non… oui… disons que cette architecture semble un peu brutale à supporter, dit-il prudemment.
-Les stations ont été inventées par des dépressifs qui ont… comment dire… momifié leurs névroses dans le béton et les ont posé en pleine neige comme dans un bain désinfectant. Le blanc soulage, dit-elle en levant son verre de lait. Vous savez qu’Hergé était dépressif quand il a dessiné Tintin au Tibet ? Cela explique tout ce blanc dans les cases…
Elle essuya ses lunettes pensivement avec sa manche. Marc-Antoine paya les deux consommations, elle lui offrit la visite.
-Les subventions me font vivre, vous m’avez donc déjà payé…
Déambulant sur le front de neige, Marc-Antoine vit se dessiner une longue semaine devant lui, sept jours d’ennui sans aucun diagnostic à poser, sans peau boutonneuse à ausculter, sans tension à mesurer ni bouchons de cérumen à extraire.
Pendant ce temps, Christiane exerçait ses sens : elle suivait consciencieusement le postérieur de Philipe bien moulé dans son pantalon rouge de moniteur de ski.
… à suivre…
©Guillaume Desmurs/La Chute Des Corps/2017