La chute des corps – Chapitre 6/24

La chute des corps – Chapitre 6/24


Chapitre 6

Le soir même, les rumeurs et les théories de la conspiration allaient bon train bon oeil en s’étirant dans les gosiers alcoolisés. Pendant ce temps, le conducteur d’une dameuse sifflotait la chanson radiodiffusée d’un faux gitan permanenté tout en pilotant sa machine sur une piste reliant deux secteurs de la station. Il sentit le moteur peiner anormalement. Il connaissait par coeur le bruit de son engin et était capable, à l’oreille, de reconnaitre dans quelle partie du domaine skiable mordaient les lames métalliques des chenilles.
Cette infime variation de régime lui mit la puce à l’oreille.

Par acquis de conscience, il arrêta la machine. Le bruit s’assagi en un doux feulement de point mort. Il ouvrit la porte sur le froid glacial. La lumière de l’habitacle éclaira la chenille gauche et il vit, avec un hoquet d’horreur, des lambeaux de vêtements sanguinolents collés aux lames métalliques.
Un corps avait été coupé en morceaux et tiré sur la neige sur une bonne centaine de mètres, teintant la poudre blanche d’une ombre terrible.
Malgré ses longs bégaiement confus au téléphone, la police pu rapidement identifier le lieu, se rendre sur place et constater la mort atroce de Tristan Grapier, un adolescent de troisième que ses parents pensaient à l’apéro d’accueil des commerçants et dont l’identité fut révélée par la carte vitale, curieusement intacte. Les policiers tentèrent de relever des empreintes aux alentours de cette boucherie de plein air, tout en ramassant les morceaux de chair à la pince à épiler, mais la neige durcie n’avait conservé aucun indice qui puisse les éclairer sur la présence d’un éventuel assassin. La nature, cette grande muette, ne révéla rien aux gendarmes. On ne demanda même pas aux parents de reconnaitre le corps puisqu’il n’y en avait plus.

Ca commençait à faire beaucoup.
Dans l’esprit de tous (ou presque) un assassin rodait maintenant dans la station. Il fallait vivre avec cette idée et chacun tenta de poursuivre ses activités touristiques ou professionnelles malgré l’image de ce corps déchiqueté.

Comme tous les matins, Christiane alla skier et son compagnon, Marc-Antoine, acheta Savoie-Matin. Il n’apprit rien de plus dans l’article signé Alix Dustan intitulé « Un rare et dramatique accident ». Il était appuyé, désoeuvré, contre le comptoir, devant un espresso et à côté d’un employé de l’office du tourisme à la mine décaféinée.
-C’est vraiment la tuile. En pleine saison ! Quelle histoire ! Je me demande si je ne vais pas prendre quelques jours de congé et descendre chez ma soeur dans le sud avec les gamins. Moi aussi ça me fait peur…
D’autres arrivèrent, la mine soucieuse. Accoudés à leur inquiétude matinale, ils furent quatre ou cinq à prendre la parole à tour de rôle dans un sincère effort de décence bistrotière au coeur de l’adversité.
-Alors ça, un assassin ici, j’ai jamais vu !
-Un serial-killer.
-Un quoi ?
-Ca pourrait être un assassin, on n’est pas sûrs.
-Moi je suis sûr !
-Quand même, tempêta d’une voix de fausset l’un des bouchers couperosé, ils ne vont rien faire ?

Ils ne firent rien.
Ils ne pouvaient rien faire car ils n’avaient aucune piste crédible.

Marc-Antoine marcha jusqu’au lieu du carnage, pensif et perplexe. Le cantonnier avait partiellement ceint la longue trainée rouge de Tristan d’un pudique enclos de piquets de slalom et de banderoles Milka. Que se passait-il dans cette station ?
Un grondement soudain fit sursauter Marc-Antoine.
Il se retourna, surpris, pour constater qu’on avait seulement démarré la dameuse incriminée pour l’éloigner. Ce n’est rien, se raisonna-t-il, étonné d’être aussi nerveux, non ce n’est rien, c’est simplement la chenille qui redémarre.

… à suivre…

©Guillaume Desmurs/La Chute Des Corps/2017