La chute des corps – Chapitre 7/24

La chute des corps – Chapitre 7/24


Chapitre 7

Cette menace omniprésente était un biotope idéal pour voir refleurir de vieilles inimitiés, ressortir les histoires pourrissant au fond des mémoires et des garages : héritage volé, fortune issue du marché noir de la dernière guerre, promesses de ventes non tenues, adultère, expropriations douloureuses et maisons bâties sans permis de construire. Depuis la création de la station dans les années 60, aucun évènement n’avait autant secoué cette communauté paysanne ancestrale, travailleuse et austère.

La peur ayant, malgré tout, horreur du vide, on arrêta quelques heures le jeune Nicolas Decloux, un pauvre gamin, de mère isolée et de père mort prématurément. Nicolas trimballait malgré lui les casseroles de son père, grand danseur de tango avec la justice, jamais vraiment condamné, toujours ici à truander l’assurance, là à se lancer dans de la vente en ligne frauduleuse, le fisc au cul comme d’autres les morpions. Il avait trompé les édiles locaux et attrapé un cancer. On aurait dit que les services de l’Etat parvenaient enfin à se venger par le truchement d’un médecin incompétent. L’héritage de ce père sulfureux prenait la double forme d’une suspicion éternelle de la communauté à l’égard de ce rejeton innocent et de lourdes dettes que la veuve avait découvert une fois le corps refroidi, le cercueil cloué et l’épitaphe gravée dans le marbre funéraire : « cette fois, j’ai pris perpet’ ». Nicolas, lui, ne trichait pas, même aux cartes. Il fut enfermé brièvement dans une cellule de la gendarmerie, le temps que sa mère débarque, furieuse, et le ramène à la maison en injuriant le ciel, la terre et tous les képis entre. Nicolas, muet, avait le teint d’une madeleine pas cuite.

Sébastien, le seul trisomique de la vallée – les faibles ayant tous les torts, c’est bien connu – fut ensuite suspecté. Sébastien (« Sébastien toi droit ! Sebastien toi bien ! »), sentant sa dernière heure venue, se réfugia dans un chalet d’alpage en ruine. Il passa deux jours glaciaux sous un morceau de toit effondré, tremblant des punitions à venir et rêvant des champs de blé qu’il rêvait de faire repousser dans la vallée depuis qu’il en avait appris l’existence, ici même, un siècle auparavant. Obsédé par l’épi alors qu’on lui cherchait des poux, il frissonnait comme un animal sans terrier. Son cerveau amoindri choisi donc la mort par hypothermie plutôt que les raclées de son père, Emmanuel, surnommé fort justement Manu Militari.

Pendant ce temps, on vit les premiers touristes écourter leurs vacances et quitter précipitamment la station, bien décidés à ne plus revenir. A l’office du tourisme, les stagiaires débordées subissaient les interminables réunions consacrées aux « éléments de langage de gestion de crise » que leur infligeait le directeur.

La suspicion dirigea son faisceau malsain vers le lieu de débauches saphiques municipalement financé, un bâtiment connu sous le nom de Quartier de Medellin, autrement dit : les logements des saisonniers. Main d’oeuvre interchangeable, chair à touristes, les saisonniers vengeaient la connerie infligée à leur intelligence par des clients idiots en fondant leur jeunesse dans le creuset de nuits de débauches où succombaient poumons et tympans. Des volutes de fumée s’échappaient des fenêtres, accompagnées d’occasionnels meubles traversant les vitres ensuite scotchées à la va-vite, et les basses syncopées dégoulinaient par toutes les ouvertures. Une descente de police se soldait en général par la découverte de trois barres de shit et par un mal de tête carabiné des agents exposés à d’inhabituelles concentrations de substances psychotropes. Ce qui fut le cas cette fois encore. La présence de quelques fessiers féminins nus égaya cependant cette enquête dénuée de la moindre ombre d’indice.

… à suivre…

©Guillaume Desmurs/La Chute Des Corps/2017