La chute des corps – Chapitre 8/24
Chapitre 8
Le préfet revint une deuxième fois en trois jours, cette fois chaussé de bottes fourrées et de lunettes de soleil pour ne pas plisser des yeux sur les photos officielles.
Alix jouait des coudes dans la petite troupe de journalistes – l’espèce a un caractère grégaire, il se déplace en troupeaux, surtout s’il fait beau. Ils étaient venus de Paris, réservant des chambres d’hôtel pour une durée indéterminée, rubis sur l’ongle. Au milieu des représentants de la presse quotidienne nationale, Alix grattait frénétiquement sur son carnet pour faire bonne figure, elle avait même mis du rouge à lèvres.
Marc-Antoine était également venu écouter le discours de Monsieur le Préfet dans la salle des fêtes bondée. Il repéra la jeune journaliste dont l’appareil-photo était stické Savoie-Matin. A la fin du discours et après quelques questions auxquelles le représentant de l’Etat pris grand soin de ne pas répondre, la troupe accréditée trottina vers les chambres d’hôtels équipés de wifi afin de médiatiser la parole préfectorale.
Marc-Antoine s’approcha d’Alix.
-Vous allez raconter quoi ? J’ai rien compris moi…
-Je fais mon boulot, dit-elle en rebouchant son Bic, je retranscris le discours officiel pour qu’il soit imprimé demain dans un quotidien lourdement subventionné par l’Etat et appartenant à un assureur dont la fortune dépend des lois votées par le Parlement, afin de désinformer mes lecteurs en toute objectivité. Ensuite, j’irai chercher un témoignage inédit de la soeur de la victime, de sa tante, de son voisin, de son collègue de travail, bref n’importe quel quidam capable de dire « c’était un père de famille exemplaire ». Je ferais même, peut-être, un micro-trottoir si je me sens d’humeur à être vraiment inutile jusqu’au bout.
-Vous ne devriez pas être cynique si jeune, c’est mauvais pour la santé.
Alix rit et lui demanda pour quel media il travaillait.
-Pour personne. Je suis en vacances. Je suis médecin. Cette affaire commence à m’intéresser… vous avez le temps d’en parler autour d’un verre ?
Dans un coin du bistrot, ils échangèrent prénoms, pedigree et une pression mousseuse. On parlait plus fort que d’habitude près du comptoir.
-Je n’ai pas d’hypothèse, pas de théorie… pas encore, dit Alix qui connaissait les vertus de la prudence.
-J’ai lu vos articles et je crois que vous en avez une.
-Ah bon, vous croyez ?
-J’en suis même sûr.
Alix regarda par la fenêtre. L’absence de vent donnait aux drapeaux européens, ceux d’avant l’élargissement, une allure de débandade géopolitique.
-Tout le monde le dit : il y a un meurtrier. Vox populi…, commença Alix.
-Vous ne laissez pas le bénéfice du doute au hasard ? C’est même peut-être lui, le hasard, qui est derrière tout cela…
-Difficile de passer les menottes au hasard. Et le mobile alors ? Les victimes ne se connaissaient pas, n’ont pas de point commun…
Les skieurs descendaient et les télésièges remontaient. De loin, ces jouets mécaniques s’agitaient dans une blancheur irréelle de studio-photo. Christiane était parmi eux, dans l’ivresse des cimes et des sens.
-La gendarmerie n’a pas le moindre indice, dit Alix.
-Ils doivent bien avoir quelque chose ?
-Je peux vous garantir que non.
-Vous êtes sûre ?
-Monsieur est peut-être Inspecteur de Police dans son temps libre ?
-J’ai lu quelques polars, des San Antonio.
-Nous voilà sauvés alors… Figurez-vous qu’ils n’ont relevé aucune trace autour de la chenillette tueuse, à croire que la victime est tombée du ciel.
-Vous avez des entrées à la gendarmerie ?
-Disons qu’un gendarme en particulier a ses entrées chez moi.
-Je vois… Bon, la victime sera tombée d’un pylône peut-être ?
-Possible, et voila notre point commun avec le premier mort : la chute.
-Et le libraire ?
-Tombé du haut de ses étagères.
-Vous avez accès au rapport d’autopsie ? Ce serait intéressant de voir ce qu’ils avaient dans le sang. Je vous l’analyserai.
-Bonne idée.
Autour d’eux le manège pré-midi s’intensifiait. Les serveurs s’agitaient, dressaient les tables et les premiers skieurs au nez luisant s’affalaient sur les tables en plantant leurs mines assoiffées dans des bières comme un dromadaire son museau dans une oasis. Christiane arriva bruyamment avec cette démarche à bascule que donnent les chaussures de ski. Elle lorgna du côté d’Alix.
-Tu ne nous présente pas ?
-Ah oui, Alix, journaliste locale, de Savoie-Matin et Christiane, ma femme.
Alix prétexta l’écriture de son article pour s’éclipser et les laisser tous deux à leur fatigue conjugale, à la frugalité de leur sentiments, à leurs stratégies d’évitement. Oui, ça se voyait tant que ça. Christiane et Marc-Antoine comblèrent tous ces vides d’un gratin de pomme de terre revisité et déstructuré absolument immangeable. Ils parvinrent à en rire, juste avant que Christiane n’avale son café et rejoigne, pressée, son moniteur aux fessiers très structurés.
Le soir même, Laurent Beaussant, un employé de mairie convivial et généreux fut trouvé pendu à la tour du nouveau clocher de la station. Il avait enjambé la structure métallique entourant les cloches et s’était jeté dans le vide, une corde d’escalade au cou. Ce double mouvement contradictoire et élastique, de chute et de tension, eut raison de la résistance de ses cervicales.
C’est une grenouille de bénitier fermant à clé la salle oecuménique qui avait entendu un bruit. En levant la tête, elle était tombée nez à nez avec le rictus douloureux du pendu. Devant ce visage torturé – car quand il tombe on voit rarement l’athée rire – la vieille bigote coassa tant qu’elle put. Attiré, le premier édile délaissa son magasin de sport et, conservant son sang-froid, donna l’alerte.
Laurent Beaussant avait utilisé une corde de son fils, champion départemental d’escalade, obsédé par la teneur glucidique de chaque aliment et ses effets sur ses performances sportives. La surcharge pondérale de son père avait, tragiquement, accentué la violence de sa mort. Son fils jura aux policiers que son père était incapable de nouer la moindre ficelle – pour preuve, il portait des chaussures à scratch – alors comment avait-il pu, seul, ceindre son cou d’un fatal noeud coulant ?
Le récit de l’évènement macabre se diffusa comme une trainée de poudre. L’ombre du meurtrier s’éleva au-dessus de tous les survivants apeurés alors qu’un vent tiède, complètement hors-saison et hors de propos, se mit à souffler.
… à suivre…
©Guillaume Desmurs/La Chute Des Corps/2017