La chute des corps – Chapitre 9/24

La chute des corps – Chapitre 9/24


Chapitre 9

Avec cette quatrième mort, le calanché du clocher que les pompiers décrochèrent rapidement, le doute n’était plus permis : le massacre continuait et une paire de mains meurtrières était responsable de cette série noire. Un mouvement de panique fut à peine endigué par l’accroissement du nombre de gendarmes. La question que tous se posaient était : pourquoi eux ? Et pourquoi de cette manière ?

A midi, le Ministre de l’Intérieur exposa son teint de néon au soleil d’altitude. Il fit le tour des socio-professionnels inquiets, des familles effondrées, de la maréchaussée mobilisée. Tour à tour, il bomba le torse, pencha son buste d’un air compassionnel, serra des mains d’une poigne ferme et tendit l’oreille d’un air soucieux. Il promit de dépêcher, « au plus vite », une cellule de soutien psychologique.

-Confondre le meurtrier sur un divan de psy ? Bonne idée…, réagit Marc-Antoine en avalant une soupe en carton réchauffée au micro-ondes par Christiane qui ne supportait pas, en vacances, la moindre tâche ménagère lui rappelant son quotidien de la banlieue de Troyes. Christiane baignait dans un glorieux soleil tous les jours, bronzée et réchauffée par le glorieux désir de son amant, elle traitait tout le reste avec désinvolture : ces morts intriguantes, la vaisselle à faire, les poubelles à descendre au local. Christiane flottait dans la stratosphère de l’adultère. Marc-Antoine, lui, mâchait son pain détrempé en regardant le Ministre pérorer à la télévision et en se remémorant le joli décolleté de la jeune journaliste.

Profitant de la visite impromptue du Ministre de l’Intérieur, on organisa à la va-vite l’inauguration de la nouvelle tour des Piolets avec un mois d’avance, malgré l’inachèvement du chantier. Le Ministre coupa le ruban et imprima ses paumes dans un bac de ciment frais. Personne n’ayant prévu de torchon pour lui essuyer les mains, le responsable technique de la mairie offrit ses cuisses. Le Ministre s’essuya donc sur le pantalon et rendit à ses paumes son rose jambon cuit qui plaisait tant aux petites fesses de sa directrice de cabinet et qui seyait aux signatures de ses petites lois, lui qui était surnommé mini-stre. En deux mots.

Marc-Antoine mit ses lunettes de soleil pour sortir de son appartement. Il avait prévu de retrouver Alix au bar, à la même table que la veille.
-Vous devriez mettre de la crème, vos joues grillent, dit Alix.
-Ca me fera un souvenir, dit Marc-Antoine en cherchant la rondelle de citron de deux doigts plongés dans sa bière. Quand il la trouva, il la glissa entre ses dents. L’acidité lui arracha un rictus. Il aimait ça.
-Un bon cancer de la peau.
-C’est cela, accusons le soleil…
-Au point où on en est…, répondit Marc-Antoine.
La petite Alix réveillait chez Marc-Antoine certaines fonctions masculines amoindries par l’inévitable combustion des idéaux dans le four trop tiède de la réalité matrimoniale.
-Vous êtes très timide dans vos articles.
-Je n’ai pas le droit d’écrire ce que je veux, j’ai un rédacteur-en-chef un peu… vieille école.
-Suivez votre instinct…
-Oui et… ?
-Que dit-il ?
-Mon instinct ! Comme le votre, il voit bien qu’il y a un truc qui cloche… le nombre, la méthode…
Marc-Antoine se tourna vers le soleil, vers sa chaleur ambiguë donnant à la fois ce joli teint bronzé et des mutations cellulaires incontrôlables.
-Un deal immobilier ? La mafia ? Les extra-terrestres ? Les Islamistes ? tenta Alix.
-Le soleil, lâcha Marc-Antoine.
-Quoi le soleil ?
-Ben oui. Toutes les victimes logeaient dans des appartements orientés sud.
Alix avala le fond de sa bière et posa bruyamment son verre vide sur la table veinée de faux marbre.
-Et ils avaient aussi deux pieds et deux mains, Inspecteur ! Quasiment tous les appartements sont orientés vers le sud. Le votre aussi, j’en suis sûre ?

Le Ministre retrouva Paris le soir même mais le Préfet prolongea son séjour pour diriger les opérations. Il avait réservé une suite à l’hôtel des Pics, un quatre étoiles ayant annulé les réservations d’une famille russe pour faire place au Préfet et à sa suite. Celui-ci annonça une série de mesures, on aurait cru qu’il y avait la guerre : un gendarme devant chaque entrée d’immeuble, l’éclairage public allumé toute la nuit, des sentinelles mobiles patrouillant 24h/24h Il en appela enfin à la « vigilance citoyenne de chacun ». L’évacuation de la station n’est pas une option, affirma-t-il en réponse à une question d’Alix.

Christiane parvenait à éloigner son ennui grâce aux coups de reins de Philippe dans un local à ski. L’exiguïté inconfortable d’un placard de 50 cm de large décupla son plaisir malgré la brièveté de l’érection de son amant qui n’aimait pas « faire ça ici ».
Christiane resta longtemps sous la douche. Marc-Antoine voyait bien sur le visage de sa femme les effets d’un désir qui n’était pas le sien.
Sur ce, un message d’Alix lui confirma ce dont il se doutait : les analyses de sang étaient négatives. Pas de médicaments. Pas de drogue. Seulement d’anodines traces d’anti-dépresseurs en vente libre.

Marc-Antoine avala un léger somnifère, comme tous les soirs. Il parla à peine à Christiane, hébétée devant la télévision, le visage luisant de crème hydratante et régénérante. Il se demanda sérieusement comment on pouvait mener une vie émotionnellement équilibré sans prendre de médicaments.

… à suivre…

©Guillaume Desmurs/La Chute Des Corps/2017