La puissance des histoires
Comme vous le savez, je ne chronique pas beaucoup les nouveautés dans ce blog. D’autres le font, ailleurs, et je considère qu’une nouveauté doit gagner un peu de poids avec le temps. Dans les maelström des sorties (68 000 titres par an en France – chiffres 2014 – et près de 600 romans à la rentrée de septembre), il est très difficile de choisir. Laissons aux livres le temps de se manifester à nous dans les circonstances qu’ils souhaitent… et ces circonstances leur donnent une résonance particulière par rapport à nos vies. Ce ne sont plus des histoires hors-sol, que l’on lit parce qu’elle vient d’être publiée et que la pression médiatique nous le force sous les yeux, mais parce qu’un ami nous en parlé, parce qu’on est tombé dessus par hasard dans les piles mal rangées d’une petite librairie, parce qu’on l’a retrouvé dans un carton dix ans après l’avoir acheté.
Je raconte souvent, dans ce blog, comment je rencontre les livres et les raisons pour lesquelles je les lis. C’est le cas avec celui-ci : Saga, de Tonino Benacquista. Romancier, scénariste, je l’ai écouté lors d’une conférence au Salon International des Scénaristes (oui, ça existe, c’est passionnant et c’est chaque année à Valence, dans la Drôme). Tonino racontait son expérience de scénariste pour le cinéma et notamment les films écrits avec Jacques Audiard. « Les mots sont précieux, ils ne faut pas les gaspiller« , disait-il, micro en main. Dans le fil de la discussion, il a mentionné ce roman, sorti en 1999.
Saga raconte, de l’intérieur, l’écriture d’un scénario de série télé et, dramatisant cette simple idée (comme savent le faire les scénaristes : il faut chercher le conflit et les enjeux les plus forts), montre quel impact cette série aura sur la vie des quatre scénaristes. C’est enlevé, parfois émouvant et surtout pleins de conseils indirects pour écrire. Les quatre auteurs, quatre losers, sont réunis par un producteur pour une mission qui n’a rien d’impossible et qui surtout n’a aucun intérêt : écrire 80 épisodes d’une série destinée à être projetée entre 4 et 5 h du matin à la télévision et dont la fonction assumée par le producteur est de remplir les quota de production française pour le plus petit budget. « Faites-nous n’importe quoi, absolument n’importe quoi, pourvu que ce soit le moins cher possible« . Quand je regarde la télévision française, je me dis que cette injonction n’est pas si farfelue que cela. Elle paraît même assez réaliste et courante.
Comment se déroule la petite cuisine de la création ? Nous sommes aux premières loges. Le romancier nous met au milieu de la table de réunion d’une bande de scénaristes et partage leurs doutes, leurs tentatives, leurs ratés et leurs succès, la création des personnages, l’invention des péripéties… le tout truffé d’extraits de leurs script. Pas de grandes théories mais des problématiques très pratiques qui sont le quotidien d’un scénariste : « après un monologue époustouflant de désespoir, Camille quitte le divan, serre la main de son psy et s’en va. Pendant qu’elle descend l’escalier, on entend un coup de feu. Exit le psy qui n’était pas préparé à tant de spleen. » Un peu plus loin, ils s’interrogent sur un nouveau personnage, un tueur. Prenons leur discussion en cours de route : « –Alors mettons une nana. – Pourquoi une femme ? – Si ce n’est ni une femme ni un homme, je rends mon tablier. – Un gosse ? – Bof… pourquoi taper dans l’espèce humaine ? – Un chien ? – Déjà fait. -Une belette, une musaraigne, un émeu, vous faites chier à la fin... » etc., etc.
On rigole beaucoup dans ce roman qui se questionne sur « d’où viennent les idées ? Comment naissent les personnages ? » et qui explore l’influence d’une histoire de fiction sur la vraie vie des spectateurs. Car contre toute attente, la série cartonne et provoque même un impact incroyable sur 20 millions de spectateurs. La seconde moitié du livre est consacré aux conséquences de l’arrêt de la série sur la vie des quatre personnages principaux. En scénariste aguerri, Tonino glisse de nombreux enjeux dans cette histoire, chaque personnage doit régler son compte à une partie de leur vie. Le plus intéressant est la façon dont ils vont se servir de leur talents de scénaristes pour concocter leurs vengeances personnelles avec soin.
« Hormis Dieu et les scénaristes, vous connaissez d’autres boulots où l’on façonne les destins ? », demande l’un des scénaristes.
C’est d’ailleurs ainsi que se termine le roman, avec nos quatre héros (enfin : deux sur quatre), chargés d’écrire l’histoire avec un grand H. Cette fin résonne particulièrement amèrement au moment où une campagne électorale improbable s’achève en France. Une campagne fictionnesque écrite par des scénaristes… mauvais de surcroit. « Ils ont besoin de nègres pour écrire l’Histoire à leur place, mec« , dit l’un des personnages principaux au sommet du bâtiment de l’ONU à New-York, car « question imagination, ils sont nuls« .
Ce roman pose la question, en filigrane, de l’omniprésence du storytelling dans tous les domaines de la société. Marketing, communication, journalisme : il faut du storytelling ! La vie n’est-elle pas assez chargée en rebondissements qu’il faille les inventer ? Notre voracité insatiable d’histoires demande probablement des récits de mieux en mieux construits, de plus en plus innovants pour satisfaire notre appétit… faute de quoi, les conséquences pourraient être dévastatrices…