La création du personnage

La création du personnage


L’Immortalité, c’est le roman qui a suivi le plus grand succès de Milan Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être (l’un des plus beaux titres de la littérature, imho). Ce qui m’intéresse dans ce roman, c’est le tour de magie que Kundera, Kundera, avec sa voix lente et ses mots simples, accompli dans les premières pages. Une illusion dont il révèle en même temps le secret : la naissance d’un personnage.

L'immortalité, de Milan Kundera

Le narrateur observe, dès la première page, une dame sortir de la piscine et faire un geste au maitre-nageur. Un geste de midinette que l’on retrouvera plus tard et qui revêt une certaine importance (« cette brève histoire d’un geste », écrit même Kundera en début de troisième partie, ce qui pourrait faire office de titre alternatif du roman). Le narrateur ne connait pas cette femme et il pense : « et le mot Agnès surgit dans mon esprit. Agnès. Jamais je n’ai connu de femme portant ce nom ».

Et voilà, Agnès, personnage principal du roman, vient de naître. C’est pas plus compliqué que cela.

Il explique plus loin qu’Agnès est comme « Vénus (…) née de l’écume« , elle a « surgi d’un geste de la femme sexagénaire« . Ce geste a « éveillé en moi une immense, une incompréhensible nostalgie, et cette nostalgie a accouché du personnage auquel j’ai donné le nom d’Agnès« . Kundera va ensuite nous raconte la vie d’Agnès (et de sa famille). « J’imaginai Agnès. Comme moi, elle est allongée dans un grand lit. La moitié du lit est vide. Qui est le mari ? Apparemment, quelqu’un qui sort de bonne heure le samedi. »

L'immortalité, de Milan Kundera

C’est beau cette magie simple. Comment ne pas être ému par cette création spontanée ? Tracer du doigt le mot hébreu EMETH sur le front de glaise molle du golem et le voilà qui se lève, doué de vie et d’âme. Les écrivains fabriquent des golems. Des « égos expérimentaux » (explique l’auteur dans une interview), ils « des simulacres pour se soulager de la réalité » (paraphrase approximative de Thomas Mann). Démultiplications d’eux-mêmes qui explorent les territoires d’un monde imaginaire et surtout d’eux-mêmes, bien sûr. Au fond, on ne parle que de ses petites constellations, on ne voyage que dans ses propres entrailles. Agnès, c’est moi.