Le monde moderne des vieux écrivains
Il y a une douceur nostalgique, le goût refroidi des cendres, dans les lignes de Julien Gracq décrivant la campagne française et les petites villes brusqués par la modernité dans l’immédiat après-guerre. Autant Paul Morand chevauche la modernité, autant Gracq l’observe, amusé. Autant le premier la décrit comme une énergie fascinante, autant le second en cherche les manifestations dans le monde ancien modifié.
Pour Morand, dans son roman L’Homme Pressé, la vitesse – synonyme de modernité – est autant symptôme que guérison, pathologie autant que tonalité. Ce n’est pas un hasard : la vitesse est au cœur de la nouvelle ère qu’embrassent les futuristes italiens, plus de deux décennies avant la parution de ce roman en 1941. En route vers le sud depuis Paris dans sa voiture de sport, accompagné d’un ami et pressé de conclure une affaire immobilière, le héros de ce roman conduit vite… et même plus que ça : il s’affranchit de la géographie, il la bouscule, l’aplatit, la nie.
« L’aérodrome d’Orly se penche, Ris-Orangis se dresse, Melun s’affaisse ; les bornes kilométriques se les transmettent, les panneaux-publicité leur font des offres, les virages les embrassent, les descentes leur préparent une pente aisée, les montées s’aplatissent docilement sous leurs roues, la cathédrale de Sens leur tend ses deux tours, Joigny leur crie au passage : « bien des choses à Auxerre ! » et Auxerre qu’ils enjambent comme des Gargantuas les renvoie à Saulieu ; ils avalent Dijon, ils bousculent Lyon dans leur escapade volante. » Une volonté blindée en mouvement dont aucun obstacle n’arrêtera les chenilles conquérantes.
Le style de Morand, sujet aux emballements, progressant d’un trot enfiévré et irrégulier, est très différent du pas presque monotone de Gracq, qui de roman en carnets, maintient un rythme identique d’observateur calme. Chez lui, la modernité se distingue dans le paysage. Dans Lettrines 2, il décrit avec la patience d’un miniaturiste bienveillant la transformation des routes, des chemins, des bocages et des maisons. « La nuit de la campagne (…) a changé d’âme. Au lieu et place des petites veilleuses jaunes, tremblantes et exposées comme une bougie dans sa lanterne, assiégées et battues par la nuit, qui signalaient les villages (…) de lourdes et grasses constellations de larmes mercurielles qui semblent pleuvoir de la voûte obscure éclaboussent, violent et fragmentent la nuit paysanne, qui cède partout de son mystère (…) ». Il suffit de penser au village de ses grands-parents, encore confit dans la vie ancestrale, non synchronisés au battement de coeur de la modernité totalitaire, pour comprendre ces lignes écrites en 1971. Gracq aime détecter les changements du monde dans les symptômes urbains, dans la chair à nue de la géographie (dont il enseignait la matière au lycée).
Parlant d’un ivrogne disparu de son enfance, il suppose qu’il est mort : « (…) de son chagrin autant que de sa cirrhose : il ne reconnaissait plus cette bourgade taylorisée et ouvrière qui avait vendu son âme au marketing rationalisé, et jeté dans la Loire la clé des vignes du Seigneur ».
« Nul homme sans doute en Europe, jusqu’à nous, et même pas lors des grands défrichements néolithique et médiévaux, qui prirent des siècles, n’a vu une vaste contrée changer de visage aussi vite (…) ». Gracq resserre, dans le texte suivant, sa focale temporelle : « rien n’aura marqué davantage la génération qui est la mienne que l’incroyable figement du paysage rural et urbain pendant beaucoup plus d’un tiers de siècle, entre 1914 et 1950. Tout était transformation, et transformation rapide, du Second Empire à la Belle Époque, et jusqu’à 1914. Tout est bouleversement depuis vingt ans (…) ».
Gracq s’intéresse à la modernité des Trente Glorieuses, un décalage par rapport à Morand qui trace la ligne de démarcation dans les années 10 du siècle 19. Cela vient probablement de leur âge : Gracq est né en 1910, Morand en 1888. 1910 et 1888. Tiens. Deux dates hautement symboliques puisque Virginia Woolf, dans sa célèbre phrase, ouvrait le monde moderne à une date bien précise : « autour de décembre 1910, le caractère humain a changé »). Alan Moore, dans From Hell, met dans la bouche de son héros, Jack L’Eventreur (William Gull), cette phrase lâchée à son cocher Netley, juste après son dernier – et plus horrible – meurtre : « It is beginning, Netley. Only just beginning. For better or worse, the twentieth century. I have delivered it » (« Cela commence, Netley. Cela commence tout juste. Pour le meilleur ou pour le pire, le Vingtième siècle. Je viens de lui donner naissance« .) La date ? 1888.
Gracq termine avec cette évocation qu’on peut mettre en exact correspondance avec l’escapade motorisée de Morand reprise plus haut : « Avec la lessive, les confitures, les nettoyages de la Toussaint, le rangement du grenier, la mise en bouteilles, la salaison du porc, l’année d’une maison du bourg, pleine de banle-bas rituels et périodiques, ressemblait encore à demi à l’année paysanne : un rythme organique, toujours vaguement tributaire des saisons, y ragaillardissait les Pénates et les dieux Lares, disciplinait l’écoulement des jours, en chassait à demi l’ennui ménager du quotidien ».
Deux rythmes, deux mondes qui se chevauchaient encore à l’époque de la parution de Lettrines, en 1974. Deux époques dont l’une s’est dissoute dans l’autre.
Photos : G.D.