Mes auteurs…

Mes auteurs…


Mes auteurs préférés remplissent un partie de ma bibliothèque, donc une partie de ma vie, passée avec et dans leurs mots. J’ai parcouru les tranches des livres et j’ai reconnu…

… le prof de géographie, Julien Gracq, son nez dans les buissons et l’amour déployés dans ses mains, il tisse d’immenses tapisserie avec une minuscule plume attentive aux détails, longue route, grognant comme un sanglier dans l’étoffe pré-moderne des heures plus lentes, dans les soleils sans écran… à côté et à l’inverse, le fanfaron Romain Gary – encore un pseudo – tient son stylo comme le manche d’un avion de guerre au-dessus des sables africains, il beugle contre son inspiration, dessine des rires d’un jeté de plume avec la grace d’un lanceur de couteau, inepties sauvages dans ses pages, il s’est cogné aux bords, n’a jamais oublié la douleur et la constance de l’idiotie humaine… échevelé, brouillon… ce n’est rien par rapport à Blaise Cendrars qui a laissé la moitié de son métier d’écrivain dans une tranchée d’idées que personne ne lui avait demandé de défendre… il a inventé Moravagine et Sutter, il a imaginé la bombe atomique et reconstruit la jungle brésilienne, il a chanté en russe et picolé dans toutes les langues, il a clamé dans le vide sur les flancs du mont Blanc, il a oublié tant qu’il a du tout réinventer sans trouver de conclusion, de sine qua non… cette clope et cette gueule de pare-chocs, l’épaisseur de ses os… Saint John Perse, tout en finesse, enfile des gants, quoique sur son voilier il naviguerait pieds et mains nus, dans ce nouveau monde des années 20 où tout est en train d’arriver tandis que l’ancien monde se rembobine furieusement, Saint John Perse (ou Alexis, de son vrai prénom) n’a pas mené un vain combat, quelques pages seulement, maigre récolte qui lui suffit à emménager les corridors de son inspiration, les volumes intérieurs… il n’a pas la gueule de l’emploi, il n’a ni la paresse ni l’oisiveté ni la colère besogneuse des écrivains des marges de l’autoroute, lui a certainement publié plus de blanc que de noir… Mishima, en parlant de noir, a l’esprit de l’encrier, il s’est même planté le métal de sa plume dans le bide, crever les idées et finir en deux morceaux, dans ce mélange de dignité extrême et de pitoyable achevé dont les Japonais ont encore le secret et dont ils savent rire, je n’ai grimpé qu’une seule tour avec lui… ça me suffit presque… donc je me tourne vers Jorge Luis Borges, si tant est qu’il soit encore là, à portée de main, de rêve, lui qui a écrit en rêvant et rêvé en écrivant, il a surtout lu sans yeux ce qui lui a épargné bien des choses inutiles, comme quoi deux globes oculaires ne sont pas nécessaires à un doux usage de la littérature et à la fréquentation de ses catacombes lumineuses où l’on se promène sans plans – « No light, but rather darkness visible », Milton décrivant l’enfer – ses allées croisées de livres, pépiant de la faune de la fiction, dans les feuilles caduques et les miroirs angoissants tendus à chaque lecteur, Borges en est immunisé, il n’entend pas les bombes… j’approche ensuite de l’illustre Paul Morand, doué, trop doué, sa plume bien trop légère pour être honnête, bien trop sûre pour être seulement belle… joueur de tennis, de fond de court et de filet, vigoureux talent, funambule mondain, surtout sur la fin, bichonnant la postériorité par sa correspondance.. mon regard glisse à Milan Kundera, revenu de loin, avec sa tête à quatre coins, son style a douze adverbes, éplucheur d’adjectifs, il construit ses romans comme des cathédrales d’allumettes qu’il laisse au lecteur le soin d‘embraser, il torture à la roue les hommes qui aiment les femmes, il sifflote ses condamnations, pianote les péripéties, tambourine ses exaltations… et Thomas Pynchon, le cryptique, le derviche, l’insatiable potier, l’obscur scribe d’une imagination plus large qu’un homme, caliban métaphorique, réaliste hystérique (dixit le critique James Woods), il s’empiffre de contradictions, de jus de tourmaline, d’angoisses monstrueuses, il ouvre la terre et les coeurs, dissèque… alors que Fernando Pessoa, le chapeauté, est figé éternellement dans le métal au centre d’une mosaïque circulaire à Lisbonne, l’une de ses incarnations tout au moins, les autres vivent dans le livre, chaque page un battement de cils, chaque phrase une respiration d’insecte contemplant l’univers, nonchalant, avec un accès privilégié aux mystères galactiques qu’il roule dans une cigarette et fume, avec son visage pâle, chaman tranquille et urbain, il mâche sans méditer, crache sans écrire entre les pavés et cette occupation est la pus importante au monde ! Car Pessoa n’est rien, il est fumerole et volutes de havane, il laisse une poussière d’or dans son sillage… et puis ensuite il y a Marguerite, la Yourcenar, aristocrate, un peu trop sérieuse, encombrée de fumée de bois et parfois un rayon de lumière – un crayon de lumière – la traverse, dans ses livres, qu’elle met trente ans à écrire, qu’elle reprend comme un pays qu’on visite plusieurs fois avec un regard ajusté à chaque séjour… surtout elle voyage tandis que sa prose s’enroule autour d’elle-même avec une virtuosité de mosquée… elle ne s’ignore jamais, alors que Louis-Ferdinand Céline s’efface de l’histoire tout en étant présent à chaque mot, grognant, ruminant, crachotant, sa voix est inimitable, imprenable, insurmontable – c’est à dire qu’on ne pas monter dessus pour voir le paysage – on n’est pas là pour le tourisme, on plonge en retenant son souffle, il n’y a pas d’autres façons de lire Céline, juste survivre et recommencer et s’en sortir, et tenir la tête au dessus de la surface matérialisée par ses lignes de trois petits points… le vieux médecin est un sacré rebouteux… William Gibson, lui, est un poète qui s’ignore, qui se cache dans la science-fiction, reflet métallisé sur du verre teinté, luxueux, antimatière, les contours courbés avec le même angle que le globe terrestre, solitude de la prose carénée pour l’époque… l’antithèse d’Umberto Eco avec son humour et ses émotions retenues sous un déluge de feu du ciel, l’éclair de la terre, les chutes de météorites, les collisions des planètes, l’entière satisfaction humaine dans sa bibliothèque, toutes les architectures des époques vues de l’intérieur… moderne, s’il en est un, c’est J.G. Ballard de l’époque Crash et de La Foire aux Atrocités, il ouvre les mots comme un chirurgien pénètre les chairs, avec des écarteurs, du sang qui gicle, un masque, pas de gants, il opère mains nues, anesthésie partielle, évanouissements d’infirmières, bip-bip cardiaque, renflements de cicatrices successives, l’odeur des médicaments et la pulsation dans ses poignets à peine tremblants ce qu’il faut… et Stephen King, esprit frappeur, entre par le nerf optique comme un parasite congolais et ne sort plus du système nerveux, il en connait la cartographie exacte et vient hurler dans chaque couloir jusqu’à ce que vous refermiez la dernière page et encore, l’écho dure… sans permis il vous emmène sur les routes de campagne, à en faire crisser les dents et la gomme… j’allais oublier Alan Moore, qui déborde de mots, des fils entiers de linge qui vous entrent par les oreilles, il scande sa magie, une question de rythme, de ritournelle, de rappels – ces tourbillons craints par les kayakistes quand l’eau tombe dans l’eau et vous enferme dans un mouvement circulaire infini – il creuse des rigoles dans nos cerveaux, prend le contrôle de notre imaginaire comme Kubrick avec la musique ou Hitchcock avec les objets… ses dialogues sont de longues paroles enserrant les personnages, autour du cou avec, parfois, l’échafaud, plus souvent une échappatoire secrète, un courant d’air salvateur qu’ouvre le mot : FIN.