Notes de lecture : La Toile

Notes de lecture : La Toile


Il y a de l’interêt, dans ce roman épistolaire par mails et messages, pour les choses modernes et ennuyeuse de notre quotidien. Aurélien Bellanger en a fait sa marque de fabrique d’historien pop et romanesque. Sandra Lucbert, elle, a de l’humour et de l’amour (dont elle sait très bien raconter les tensions). Aurélien Bellanger écrit des livres plutôt mornes intitulés : La Théorie de l’Information, L’Aménagement du Territoire, ou Le Grand Paris. Sandra Lucbert touche parfois à la poésie. 

« J’aime tes angles morts, tes défauts, tes lâchetés. J’aime ta chevelure à reflets froids, ses torsions douloureuses et les figures que tu lui imposes. Si je meurs sans m’y être enfoncé, le futur me trahit. Ta peau. J’aime sa couleur, plateaux balkaniques, hivers continentaux, sa douceur interdite, velours de compartiment privé. Etre avec toi, ça sent la poudre et la dépense, c’est traverser les neiges dans un convoi militaire, boire bouillant, fumer opiacé. ». Etc. Etc. L’amant est endurant.  

Relire la nouvelle de l’auteur parue dans la NRF de septembre 2018 où elle ajuste l’un à l’autre le mythe du Minotaure et les émeutes d’une banlieue violente. Le titre est Ce que peut Dédale. Le narrateur est le maire obligé de gérer une situation violente : « Je connais le plan de mon cauchemar. Il démarre vu du ciel, par un espace urbain labyrinthique, en arabesques – dans ses replis se trouve une force à laquelle je dois un tribut annuel de jeunes gens. Ma ville assiégée a ainsi négocié sa défaite (…) Le territoire nous avale ». La dernière phrase du texte est prophétique : « La violence du gouvernement est politique, celle de mes habitants l’est aussi. »

« Ces lettres de Pline le Jeune, je peux les réciter, parce que ma nullité de latiniste m’obligeait au collège à apprendre par coeur les versions françaises pour le jour du contrôle (ainsi devient-on brillant, par addition d’impostures). »

« L’anonymat sur Internet est la garantie de la liberté d’expression ». Je ne suis pas certain d’être d’accord. J’aimerai qu’on me convainc. 

« La société innervée par internet, c’est une usine perpétuelle, où toute action est happée par le marché, même (surtout) le délassement, même (surtout) les relations entre les gens. »

« Maitrise le médium est donc un enjeu politique de première importance. Si on déjoue l’excitation produite par les réseaux centralisés, on a une chance d’apercevoir le réel. » 

« Je me suis sentie privée de mon propre devenir pas la version technologique de mon existence, ce jour-là. On dirait qu’il n’y a aucun moyen de se protéger de ce qui nous prolonge. » La façon dont l’auteur jongle avec des notions techniques compliquées et en tire de quoi se marrer est relativement brillante. Tout comme dans La septième fonction du langage

« Il y a un sophisme torturant au coeur des technologies numériques : puisque nous pouvons communiquer tout le temps, comment pourrions-nous nous manquer ? »

« … et nous avons très classiquement baisé sur le plan en chêne de la cuisine. e réveil au même endroit, cinq heures plus tard, à peu près dans la même configuration. Les jours sur la fourrure, elle a dit « Epouse-moi », et j’ai répondu « Non ». Il faisait jour, je portais toujours mes gants. Tu vois. Je deviens un salaud. »

A la fin, le personnage principal, une avocate, disparait purement et simplement du livre. Elle s’évapore. Elle cesse d’envoyer des mails et messages. Elle supprime son compte : « ERREUR : L’adresse n’existe pas. Votre message ne peut être envoyé ». C’est ainsi que, dans un roman épistolaire, on quitte la scène. C’est ainsi qu’on se retire d’Internet sur la pointe des pieds, sans bruit. 

La Toile, de Sandra Lucbert, Gallimard

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