Barthes sucé par Foucault

Barthes sucé par Foucault


Ahhh, ça faisait longtemps que je n’avais pas jubilé, ricané, rigolé autant en lisant un livre ! Ce n’est pas Spinoza encule Hegel. C’est plutôt : Barthes se fait sucer par Foucault !  Je n’attendais pas un tel humour de la part de Laurent Binet… et encore moins d’un roman consacré à Roland Barthes ! La septième fonction du langage, de Laurent Binet. Il s’agit en réalité d’un polar se déroulant à partir de la mort (accidentelle, dit l’histoire officielle) de Roland Barthes, mort à laquelle Binet, romancier, donne une importance géopolitique capitale en mobilisant les services secrets bulgares, la camorra italienne, des foulards rouges italiens, Giscard d’Estaing, Mitterrand sur le point d’être élu, les services secrets, la police et toute la bande de philosophes stars et de politiciens français de l’époque.

La septième fonction du langage, Laurent Binet

La citation en exergue… du petit lait pour les sémiologues.

Compliqué le pitch ? Surprenant, déroutant et totalement réussi ! Jouissif même ! Voir Sollers se faire couper d’un coup de sécateur les couilles pour avoir pêché par prétention dans une joute oratoire, c’est une satisfaction coupable. Croiser Foucault dans un sauna gay ou Hervé Guibert à table avec Mitterand (« Guibert est jeune et beau, d’une beauté si caricaturale qu’on ne peut pas, à moins d’être parisien, le prendre au sérieux en tant qu’écrivain »). J’applaudis des deux mains ! Je valide ! Je plussoie ! Je like ! Merci Laurent Binet d’avoir remué cette délétère troupe de cérébraux philosophes pour les tourner en ridicule et piétiner des mythes de l’intelligentsia française. Le tout avec rythme, culture, maitrise des références historiques et ironie. Equilibre délicat. Bravo Mister Binet.

Le but de l’enquête est de retrouver la fameuse septième fonction du langage, que possédait Barthes au moment de sa mort (et qu’il tenait de Jakobson). Fonction mystérieuse qui octroie des pouvoirs de persuasion dialectique quasi-naturels. On pense au livre du rire que les moines du Nom de la Rose cachent aux yeux impies… roman majeur écrit par Umberto Eco qui apparait dans le roman (et bénéficie de toute la mansuétude de l’auteur, à l’inverse des autres intellectuels. Eco, la business-class de la culture. Elle est de moi celle-là) comme l’un des grands maitres des duels oratoires du Logos Club, une association au coeur de l’intrique. Un Fight Club de la rhétorique où les perdant y laissent des doigts.

Il y a des discussions savoureuses, des diners extravagants : « Lacan émet un bruit de hibou. Sollers se ressert à boire. Hélène (Cixous, ndla) et Kristeva se dévisagent… », on ferraille sur la charge symbolique comparée de Borg (Bjorn) et McEnroe (John). On disserte de la Pologne, de l’Iran, « Sollers imagine un plan à quatre avec la Canadienne et des raquettes de tennis. BHL, qui bande comme un cerf, dit que la prochaine fois il faudrait inviter Soljenitsyne. Hélène gronde Althusser ». Etc., etc. On en redemande !

La septième fonction du langage, Laurent Binet

L’arrivée à Bologne (Eco oblige) est un grand moment baroque : « Enzo éclate d’un rire amer : « si, et Moro était un lacchè du capital, io so. Il était rien qu’un strumento avec un costume et une cravate  dans les mains d’Agnelli et des Américains ». Baroque, classique… tiens… l’un des thème du Logos Club à Venise qui verra la victoire de notre héros, Simon, face à un redoutable mafieux politicien italien (enlevez les synonymes).

Laurent Binet est quand même le plus déconneur des profs de français romanciers (François Bégaudeau que je ne comprends pas ou Pierre Jourde que j’adore, dans un style beaucoup plus sérieux et précieux).

« Simon et Bianca échangent un long regard par lequel défilent une infinité de messages, de récits et d’émotions ; du passé, du présent et, déjà, du conditionnel passé (le pire de tous, le temps des regrets). ».

L’enquête perd rapidement de son interêt au profit des personnages secondaires et des situations incongrues que Laurent Binet nous concocte, comme aux Etats-Unis, lors de cet improbable congrès à l’université de Cornell. Et jusqu’à la scène finale où Simon, par le pouvoir de la parole, sauve sa peau… après s’être longuement demandé comment il pouvait s’assurer qu’il n’était pas un personnage de roman, « … quand bien même il serait dans les mains d’un romancier sadique et capricieux, son destin n’est pas encore joué ».

La septième fonction du langage, Laurent Binet

Le texte de quatrième de couverture est un art en soi qui intéresserait le sémiologue.

D’une certaine manière, Binet creuse le sillon (un calembour est inclus gratuitement dans cette phrase) entamé dans son premier roman, HHhH. En mieux. Je l’avais lu sans en retenir grand chose, avalé rapidement avec un certain plaisir, celui de la vitesse, de la légèreté, plus que celui de l’épaisseur. Une dessert sans crème. Une boule de sorbet qui ne laisse pas beaucoup de souvenirs, sauf celui, un peu agacé, de l’historien/journaliste faisant le malin en démolissait à coup de masse le quatrième mur… sans que cela apporte grand chose à l’histoire (les fans me répondront que l’originalité et l’intérêt de son premier roman est précisément dans cette posture funambule. Certes.). On retrouve donc la même démarche dans ce roman, mais cette fois le metadiscours est plus discret… et totalement cohérent avec l’univers de ces philosophes du langage du début des années 80.

C’est Mitterrand, dans un diner romancé, qui prononce la phrase-clé : « « J’ai déclaré que le pouvoir, c’était la propriété. Ce n’est pas entièrement faux, bien sûr. », Mitterrand pose sa cuillère. L’auditoire silencieux arrête de manger pour signifier au petit homme qu’on se concentre sur sa parole. (…/…) « Le vrai pouvoir, c’est le langage » ». Autre citation, qui renchérit :

« Celui qui maitrise le discours, par sa capacité à susciter la crainte et l’amour, est virtuellement le maitre du monde ».

Je l'ai rangé, par hasard, juste à côté d'un livre de Roland Barthes.

Je l’ai rangé, par hasard, juste à côté d’un livre de Roland Barthes.