Central Europe

Central Europe


Au détour d’une conversation, nous en sommes venus à parler de l’état du monde, des voitures brûlées, des migrants noyés, à se convaincre qu’il ne fallait pas désespérer (ligne de partage des eaux entre les pessimistes et les optimistes, ainsi que toutes les nuances de pessimiste à court terme, optimiste à long terme)… et la littérature est entrée dans la discussion, comme un miroir ou une lentille par laquelle nous pouvions observer, à distance, l’effet sur les êtres.

Central Europe William T. Vollmann

Ossip Mandelstam et Anna Akhmatova, deux auteurs russes ont senti sur leur peau la brûlure de la littérature quand elle s’approche trop de la politique. Ils ont persévéré à faire pousser leurs mots dans les fissures de la société. Ils ont continué à écrire dans l’adversité et au péril de leur vie. La Chine, l’Iran, l’Arabie Saoudite, la Turquie nous rappellent qu’un journaliste ou écrivain vit avec un noeud coulant tendu autour du cou (ou une scie) et qu’une discrète tension venue d’en haut permet d’en terminer.

Leurs proches mémorisaient les poèmes pour assurer une pérennité au-delà de la mort. La femme de Mandelstam, Nadejda, ingérait les poèmes d’Ossip pour leur assurer une vie au-delà du papier, si le papier venait à manquer ou, malencontreusement, à brûler. « Combien de fois ai-je vu Akhmatova tendre une nouvelle bribe de poésie illégale à Lydia Tchoukovskaïa, qui la lisait précipitamment et en silence, l’apprenant par coeur, puis la repassait à son hôtesse, qui la brûlait alors au-dessus d’un cendrier ? », raconte l’un des narrateurs mystérieux, chargé d’espionner la poétesse, du récit démesuré de William T. Vollmann : Central Europe ?

Akhmatova au « visage blême et rêveur », « aux yeux sombres » et aux « mèches noires », avec sa « sensualité obscure », dont l’auteur poursuit la description en jugeant que « de la glace n’aurait pas fondu dans sa bouche ». Elle est l’un des personnages principaux de Central Europe, où s’entrecroisent les conversations de l’époque de la seconde guerre mondiale, sous l’oeil d’une implacable attention de Vollmann. « La ville est toute prise par la glace / On dirait sous un verre un village, des murs, de la neige. / Je marche prudemment, comme sur du cristal. » (Anna Akhmatova, Poèmes sans héros, Voronèje). Ces lignes sont écrites à Leningrad en 1936, l’époque où Chostakovitch est désigné comme un ennemi du peuple et où il s’attelle à sa 5ème Symphonie afin de revenir en grâce. Voronèje comme les Cahiers de Voronèje de Mandelstam, mort en route vers le goulag. Voroneje : ville détruite en quasi totalité pendant l’opération Blau de l’armée allemande.

Tout ceci est dans Central Europe, ouvrage magique, au sens de : pouvoir agissant dont les effets comme les causes sont incompréhensibles. Central Europe est en format poche dans ma bibliothèque et en format immense dans ma mémoire. Une montagne magique de mots. Un roman historique qui est bien plus que cela : toute la seconde guerre mondiale projetées dans l’âme d’une galerie de personnages. Traduites par Claro : mille pages de puissance. L’Histoire posée dans vos mains de lecteurs. Un coeur battant aux artères tranchées.

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Chostakovitch a provoqué la censure, en a souffert, puis a tenté de rentrer dans le rang. Il répond ainsi, sous la plume de Vollmann, à la police de la pensée : « J’apprécie vos précieuses observations critiques, leur dit-il humblement, se consolant en pensant au rire de Nina étouffé dans l’oreiller ce soir quand il répétera à voix basse ces gamineries. » Des gamineries ? « En fait il s’en fichait maintenant : il avait presque envie de leur demander de l’abattre, du moment que Nina et les enfants étaient épargnés ».

Chaque note, poème ou page de roman se payait du prix exorbitant d’une vie tranquille – la vie tout court – par la peur d’une descente de la police secrète qui vous emmènera, pour toujours, dans les profondeurs obscures du totalitarisme radieux. 

Ce qu’ils tentaient peut-être de faire, les Chostakovitch, Akhmatova et Mandelstam, c’était de fuir la brutalité à cheval sur un livre ? De réveiller la réalité afin de la sortir de sa torpeur toxique ? « Cette fiction particulière qu’est le brutal excès de réalité », écrit Philippe Lançon (Le Lambeau), autre auteur dont les mots et le crâne sont en ligne de mire. 

Je replonge dans la prose intense de Central Europe, luisante comme le métal, perforant les cerveaux et aussi douce qu’une lumière d’automne filtrée par l’humidité, l’eau dans l’air conduit les sons et les transporte d’une époque à l’autre. « Elle avait mis un rouge à lèvres encore plus brillant que les couleurs de service de la division antiaérienne de la Luftwaffe ». La littérature est ici le point de fusion entre l’Histoire et les histoires, celle avec un grand H et celles avec un petit. « Les érables, les chênes et les tilleuls grouillaient à Berlin comme des sorcières ». On suit l’acier en mouvement, les âmes aux commandes, les faibles et les forts (et quand cela s’inverse). On se retrouve attablé au bureau de la vie et de la mort, devant un piano assiégé, sur le champ de bataille grêlé de cadavres glacés, avec les mains boueuses et ensanglantées contre la peau blanche d’une poétesse, sur le perron de la villégiature crépusculaire d’un maréchal allemand. La bande-son est l’opus 40 de Chostakovitch. Piano et violoncelle. 

Central Europe William T. Vollmann

Central Europe est un traité de géographie historique des émotions, un réseau de téléphone avec des conversations entrecroisées, des musiques et des poésies enchevêtrées, éclairé par les bûchers, les explosions, les exécutions et les fleurs de cerisier. L’intime donne du souffle. L’intime ouvre les grands espaces de l’Histoire. Hitler est Le Somnambule dont « chaque Stuka n’est qu’une émanation de son bras droit tranchant l’air ». Dans ce livre, il y a ce qu’il reste des morts. « L’ange squelettique aux ailes noires semblable à un parachutiste et au squelette drapé d’une chair dévastée descend en piqué pour s’emparer d’enfants aux grands yeux qui ne comprennent pas, exactement comme quand Skorzeny se saisira de Mussolini en 1943. »  L’auteur plante la seringue de la poésie dans le corps encore chaud de la Seconde Guerre Mondiale (à moins que ce ne soit l’inverse).  Tissage hypnotique entre faits réels et interprétations (« paraboles », estime Vollmann) ressemblant à Zone de Mathias Enard. 

Vollmann n’a peur de rien, comme il l’a prouvé dans d’autres livres. Central Europe une longue et élégante trajectoire au-dessus des hommes ayant vécu cette terrible période.. « La flamme de la fusée est sacrée,; de même qu’une fleur déposée entre les mains d’un soldat allemand blessé. Les fusées sont sacrées car leur mission est d’approcher l’idéal. (…) leurs ailes doubles ressemblaient à des pages de portée musicale métalliques ». Une symphonie, un siège sanguinaire.

« … des fils de fer barbelés semblables à des lignes de portées musicales tendues par liasse de cinq, revendiquées soit par la cause des basses soit par les aigus – car il n’y eut jamais, il ne peut y avoir de zone instrumentale neutre -, entouraient désormais Leningrad (…). Les mélodies des timbales de l’artillerie, section des basses, seront interprétées par le groupe d’armées nord : trente-deux divisions, sept cent mille fascistes allemands avec, aux baguettes, le maréchal Wilhelm Ritter von Leeb. De l’intérieur de la ville (aigus, tremolo) montant, compensatoire, le piccolo des cris… »

D’Akhmatova à Chostakovitch à Mandelstam, à Leningrad, à Stalingrad, à Berlin, à Voronèje, on suit les fils secrets qui relient les évènements, l’architecture occulte et la terreur, l’émerveillement, les dilemmes meurtriers, les regrets, les impossibles décisions.

Central Europe William T. Vollmann

Il suffit d’ouvrir ce livre au hasard et tomber au coeur de l’homme, là où rarement les écrivains (seulement les bons ou les chanceux) parviennent à s’infiltrer… et revenir vivants. Au hasard donc : la scène de séparation de Chostakovitch et Elena Konstantinovskaïa, son amante fictionnelle : « Le camarade Alexandrov, qui suit de près cette affaire et dont le nom de code est LIALKA, m’a fait savoir que la dernière chose qu’elle lui dit, ou plutôt lui lança ou sanglota alors qu’elle descendait les marches, laissant notre compositeur se tordre sur le lit tel un hideux lombric tourmenté (elle avait embrassé sa bouche, puis son front puis une dernière fois sa bouche ; il avait gardé les lèvres serrées), était qu’elle était désolée et qu’elle l’aimait. Il lui répondit qu’il l’aimait, lui aussi. »

Je ne tire pas de conclusions historiquement hasardeuses, quoique satisfaisantes en surface, entre les années 30 et notre société européenne d’aujourd’hui. Je rappelle simplement qu’écrire peut-être une chose sérieuse. Donc mortelle.