Le temps scellé de Tarkovsky

Le temps scellé de Tarkovsky


Ce n’est pas si vieux et pourtant c’est un autre monde : la censure cinématographique soviétique. Le livre de théorie artistique d’Andreï Tarkovsky (Le temps scellé, belle édition de Philippe Rey) nous rappelle à quel point les artistes gaspillent leur énergie à régler des problèmes très concrets comme la censure (voir les échanges de lettres à la fois absurdes et déchirantes de Tarkovsky argumentant avec le président du Goskino, le cinéma d’Etat). Les hautes envolées de la réflexion sur l’art ne sont jamais loin des bras de fer pitoyables avec les gardiens incultes des budgets.

Le plus fascinant dans ce livre, c’est la réflexion que donne à lire Tarkovsky sur son travail, le cinéma et l’art en général. « Mon désir le plus intime est de pouvoir m’exprimer avec un maximum de sincérité et de plénitude sans en imposer à personne. Ma vision du monde perçue par d’autres comme si elle était une partie intégrante d’eux-mêmes… rien ne me stimule d’avantage dans mon travail !« .

Ce cinéaste austère et charnel défend une méthode « d’enchainement par associations qui rassemble le rationnel et l’émotionnel« , car « la démarche poétique (est) plus proche (…) de la vie elle-même que ne le sont les règles de la dramaturgie traditionnelle ». Une « logique poétique« … et il renchérit plus loin : « la vie a une organisation bien plus poétique que ne veulent nous le faire croire les partisans d’un naturalisme absolu. Nos émotions, nos pensées ne sont-elles pas toujours comme des allusions inachevées ?« 

Il réfute ensuite l’idée que l’art est une expression purement individuelle :

« L’art est un métalangage, par lequel les hommes essaient de communiquer entre eux, de se connaitre et d’assimiler les expériences des uns et des autres. Il ne s’agit nullement de chercher quelques profit pratique, mais de concrétiser l’idée de l’amour, qui n’a de sens que dans le sacrifice. Le contraire donc du pragmatisme. Je ne parviens tout simplement pas à croire qu’un artiste puisse créer uniquement pour « l’expression de soi« . Cette idée d’une expression qui ne tienne pas compte de l’autre est absurde. Chercher un rapport spirituel avec les autres est un acte éprouvant, non rentable, qui exige le sacrifice. Et tant d’efforts en vaudraient-ils la peine si ce n’était que pour entendre son propre écho ?« .

Il poursuit deux pages plus loin en affirmant que le poète (…) « ne décrit pas le monde, il le découvre« . J’aime ça. La description est limitée dans son ampleur, sa profondeur et son ambition. La découverte implique, elle, une compréhension, un échange. 

De la même façon, Tarkovsky débusque et dénonce la fallacieuse liberté de l’artiste : « … je trouve difficile de comprendre de quoi il s’agit, quand des artistes parlent de la liberté absolue à propos de la création. Je ne vois pas ce que signifie ce genre de liberté, car je crois, au contraire, qu’en choisissant la voie de la création, ils s’enchainent à d’innombrables nécessités et se soumettent aux tâches que leur imposent leur destinée d’artiste. (…) Un artiste (…) vient combler un besoin qui existe chez les autres (…). Voilà comment le public est toujours le vainqueur, celui qui gagne quelque chose, et l’artiste toujours le vaincu, celui qui doit payer.« 

Ce petit livre est aussi l’occasion de se replonger dans les images obsédantes des films de Tarkovsky et également dans le roman dont il a tiré le scénario de Stalker, un ouvrage de science-fiction écrit par les auteurs soviétiques Boris et Arkady Strougatsky… Dérangeant, curieux, au titre magnifique (quand on connaît l’histoire) : Pique-nique au bord du chemin. On découvre à quel point la science-fiction soviétique des années 70 évoque notre monde actuel…

Je recommande un film récent et surprenant s’inspirant de l’histoire, de l’ambiance et de l’esthétique de Stalker : Annihilation, d’Alex Garland (oui, l’auteur de The Beach). A noter aussi le remake de Solaris par Steven Soderbergh. Ce sont deux sas de décompression rassurants pour entrer dans l’oeuvre de Tarkovsky sans douleur. 

Pour terminer, je ne résiste pas à la fascination de ce fameux long travelling hanté tiré de Solaris et qu’un internaute a pris soin de poster dans son intégralité : 

La célèbre scène de l’autoroute du film Solaris… tournée au Japon.

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