La chute des corps – Chapitre 20/24

La chute des corps – Chapitre 20/24


Chapitre 20

La cellule de soutien psychologique s’était installée dans un coin d’un magasin de sport. De la place avait été ménagée en poussant les skis et les rangées de vestes imper-respirantes sur les côtés. Au milieu des étiquettes affichant des prix démesurés, les familles ayant perdu un membre pouvaient trouver un premier réconfort professionnel et s’organiser pour le retour. La police interdisait encore aux touristes de quitter la vallée de peur que le meurtrier – si meurtrier il y avait puisqu’aucun indice ne prouvait son existence – ne s’échappe dans la masse des réfugiés, ce que Marc-Antoine qualifia de « syndrome rwandais » et dû expliquer à Alix, trop jeune pour avoir connu cet abattoir.

De grandes salles vides en sous-sol furent ouvertes pour la première fois depuis leur construction aux débuts de la station. On n’avait jamais trouvé d’utilisation à ces volumes bétonnés jusqu’à ce jour funeste où les touristes apeurés eurent besoin de se rapprocher de leurs semblables, de se serrer les coudes, de dormir tout près les uns des autres. On fractura les portes le plus délicatement possible car les clés avaient été perdues depuis longtemps. Christiane décida de rejoindre l’un de ces campements improvisés opportunément situés au ras du sol, éliminant ainsi le risque de tomber.

Marc-Antoine l’accompagna et la rassura du mieux qu’il put, expliquant qu’il reviendrait bientôt, qu’il devait vérifier deux ou trois choses. « Sois prudent mon chéri », lui avait glissé Christiane à l’oreille et elle avait déposé des baisers dans le creux de sa main avant de refermer ses doigts dessus. Marc-Antoine garda la main close de longues minutes, touché par ce geste enfantin.

Alix et Marc-Antoine se glissèrent discrètement sous les filets bouclant le chantier de la tour et trouvèrent un endroit, au premier étage, permettant de dominer les lieux. Ils pouvaient surveiller les deux entrées possibles à travers les échafaudages. Le chantier était silencieux depuis quelques jours, les ouvriers ne voulant plus venir travailler. Ils trouvèrent une planche de bois pour s’assoir. Le silence était glacial. Un hélicoptère tournait dans la montagne, jetant son phare sur les pentes blanches.

-C’est aussi moche que le reste de la station, jugea Alix en faisant la moue.

-Mmm… beau ou moche, qu’importe : j’ai froid, dit Marc-Antoine.

-J’avais écrit un article sur cette tour, il y a trois mois je crois, c’est le dernier bâtiment qui manquait au projet original de l’architecte.

-L’architecte ?

-Je crois qu’il est mort, en tout cas personne n’a pu me donner son contact, c’est tout juste si on se souvenait de son nom… que j’ai oublié d’ailleurs.

-Quel âge aurait-il ?

-Je ne sais pas… 80 ou 85 ans.

-C’est le vieil homme que j’ai vu ! Il avait des plans, des plans d’architecte ! Mais bien sûr !

-Qu’est-ce qu’il viendrait faire ici en pleine nuit ? Et quel est le rapport avec les suicides ?

-Cette histoire d’orientation, de soleil…

-Oui ?

-En fait ce n’est pas seulement vers le soleil que sont orientés tous les appartements où logeaient les victimes, mais vers cette tour.

-Et alors ?

-Je ne sais pas quoi dire de plus, mais c’est le seul point commun que nous avons trouvé : ils avaient cette tour sous les yeux.

-Chuuut, j’entends du bruit, l’interrompit Alix.

La silhouette noire du vieil homme prolongé de son tube glissait entre les piliers de béton du rez-de-chaussée.

-Agile, l’ancien… murmura Alix.

L’homme s’arrêta et déroula son plan sur le sol, puis il pointa la lumière d’une petite torche vers un fouillis de poutres d’où pendaient des câbles et nota des choses sur la grande feuille. Il roula son plan, se releva et recommença le même manège un peu plus loin.

Alix et Marc-Antoine n’avaient pas prévu de plan d’action, alors Marc-Antoine, sans concertation avec sa complice, interpella le vieil homme.

-Excusez-moi ! lança-t-il.

L’architecte, surpris, roula précipitamment son plan.

-Je voulais juste vous poser une question…

L’octogénaire se glissa derrière une bâche plastique pour se dissimuler. Marc-Antoine dévala les escaliers, suivi d’Alix. Il écarta le rideau de plastique tâché. Derrière : pas d’architecte, mais une cage d’escalier vide.

-Il est là-bas, dit Alix, penchée un peu plus loin dans un trou recouvert à la va-vite de planches de bois.

Marc-Antoine s’engagea dans l’escalier à la poursuite de l’architecte. Il eut du mal à suivre cette silhouette rabougrie dotée d’une surprenante vélocité. Marc-Antoine trébucha, manqua de tomber sur les tiges métalliques hérissant un mur de béton. Il accéléra le pas, se cogna à un pilier qu’il n’avait pas vu dans le noir. Sa proie âgée, s’équilibrant sur son tube de plastique, se projetait d’une pièce à l’autre avec vivacité.

-Attendez, je veux seulement discuter !

Le vieil homme se faufila vers l’extérieur du chantier dont il connaissait par coeur chaque mètre carré. Alix, distancée, pesta en posant le pied dans un seau d’eau glacial. Elle s’effondra de tout son long dans la poussière.

Marc-Antoine suivit l’architecte jusqu’à l’entrée de l’immeuble le plus proche. La neige fondue trahissait son passage vers une montée d’escalier sombre où deux néons sur trois clignotaient. L’ascenseur indiqua qu’il était arrêté au 12ème étage. Marc-Antoine emprunta les escaliers pour atteindre, en sueur et à bout de souffle, le bon étage. De l’eau imprégnée dans la moquette indiquait sans nul doute possible une porte d’appartement. Marc-Antoine frappa et une voix éraillée lui répondit :

-Entrez.

… à suivre…

©Guillaume Desmurs/La Chute Des Corps/2017