La littérature frigorifiée

La littérature frigorifiée


C’est toujours intimidant d’entrer dans l’univers d’un écrivain reconnu, porté dans les hauteurs de la célébrité par les médias, par les adaptations cinématographiques. Le seul nom d’un auteur du calibre de Don De Lillo résonne avec la tonalité d’une statue de marbre. Il fait partie du cercle fermé des auteurs qualifiés capables d’écrire The Great American Novel. Pas moins. La littérature avec un grand « L » : John Irving, John Dos Passos, Jonathan Franzen… Du lourd ! 

Il y a une forme d’autorité et de grandiose se dégageant de ces noms, et la couverture de Zero K de Don De Lillo en rajoute dans le solennel avec ce visage de statuaire grecque ou romaine aux traits énigmatiques. De plus, ce titre compact, puissant est la promesse d’un univers complexe. Tous les éléments du roman sérieux sont là.

Vous aurez compris que si je commence ça, que si j’envoie les roulements de tambours, c’est justement pour dire l’inverse : ce livre m’est littéralement tombé des mains.

Zéro K, autrement dit le zéro absolu (exprimé en Kelvin, c’est à dire −273,15 °C ) est la température la plus basse possible physiquement. C’est à peu près la température à laquelle l’auteur est parvenu à agiter mes cellules nerveuses et mes émotions (certes engourdies par les vagues de chaleur aussi brutales que courtes de ce mois de juin). A cette température, l’agitation moléculaire stoppe, il n’y a plus de friction produisant de la chaleur, plus d’énergie échangée…

zero k

97, voilà un autre chiffre que je pourrais substituer au zéro du titre : c’est la page à laquelle je me suis arrêté après avoir navigué, engourdi, comme sonné, dans ce texte aussi excitant qu’une escalope congelée. Le thème est la cryonisation, c’est à dire la suspension des corps pour qu’il traversent le temps intacts et bénéficient hypothétiquement, dans le futur, d’un remède à leur maladie incurable. C’est une sorte de momification avec la possibilité, théorique puisqu’elle n’a jamais été tentée, de réversibilité : le cryonisé doit pouvoir être réveillé, ses fonctions vitales suspendues mais préservées. La science-fiction joue avec ce thème depuis longtemps et certains l’ont même tenté pour de vrai (aux EU évidemment) en congelant leur animal de compagnie ou leur tête (moins cher que le corps entier).

L’étape suivante de la cryonisation est la Singularité (un bel anglicisme) que constitue le transfert de l’âme (ou l’intelligence) vers un support numérique. Vous continuez ainsi à vivre sous forme désincarnée, dans un univers numérique où tout est possible. Tout l’intérêt narratif ce ce type d’histoire réside dans la capacité de l’âme numérisée à correspondre avec le monde réel (tiens, c’est exactement le principe du film Ghost). Ceux qui ont mon âge le savent… et n’avouerons pas avoir versé leur larme à l’amour impossible de Demi Moore (qu’est-ce qu’elle était belle dans sa chemise blanche à malaxer de la terre glaise…) et Patrick Swayze.

Don DeLillo situe le centre de cryonisation dans un pays du Caucase et… mais je n’en raconte pas plus car cela n’a pas grand intérêt. Il délivre un exposé sentencieux sur le sujet, avec sa patte d’Auteur rendant les dialogues totalement artificiels et pompeux. Il balance des phrases comme « Catastrophe is our bedtime story« , ou « We are here to learn the power of solitude« . C’est profond, c’est beau, c’est bien ciselé mais ne génère aucune excitation de lecteur.

De la prose certainement ciselée de vieux routard de la littérature.

La page 69, par exemple, est une suite de questions explorant les implications de la cryonisation, questions que l’auteur semble avoir directement recopiées depuis son carnet de notes compilant ses recherches pour le roman. En plus, /début de l’argument de pure mauvaise foi/, c’est écrit très gros, et une grande police c’est pour les livres pour enfants, ce n’est pas crédible dans la vraie littérature /fin de l’argument de mauvaise foi/.

Le personnage principal et narrateur vient soutenir son père et sa belle-mère juste avant qu’elle ne se fasse cryoniser. Il erre dans les couloirs du centre et on s’emmerde autant que lui.

Everybody wants to own the end of the world

C’est par cette phrase que commence le roman, autrement dit la promesse que les héros de cette histoire vont justement posséder la fin du monde, c’est à dire la mort. Au lieu de cela, ils errent dans le centre de cryonisation, les mains dans les poches, en observant longuement la couleur des murs (authentique) ou en écoutant la conférence plombée de deux jumeaux… du moins jusqu’à la page 97.

Il y a une phrase que j’ai sauvé de ces pages lues en baillant : « Half of the world is redoing it’s kitchen, the other half is starving ». Rigolo. Ça me rappelle la rage antique de Patti Smith hurlant dans le micro et arrachant les cordes de sa guitare à la fin du concert. On est en 2016 cocotte, plus dans les années 70, l’indignation et la contestation ont changé, un peu, quand même et casser ta guitare ne sert à rien, c’est même un peu ringard bichette (soit dit en passant, je préfère la prose simple, poétique et authentique des livres de Patti Smith au grandiose déploiement de Don DeLillo).

La morale de cette histoire (incomplète) est que les statues finissent toujours par se fossiliser, à -273,15°C, zéro K ou n’importe quelle autre température. Il est de plus en plus difficile d’entendre leur respiration minérale. Il faut vraiment s’approcher de leurs bouches et tendre l’oreille…