La structure

La structure


La structure libère l’imagination : cette phrase peut paraitre paradoxale. Contrainte et improvisation semblent deux démarches contraires. En apparence seulement. La réalité de l’écriture, comme de la musique, nous apprend l’inverse.

Considérons cette attitude : de peur de s’enfermer dans une rigidité imposée, l’écrivain part en vadrouille à la recherche de son idée, écris, écris et donne naissance à une histoire qui, littéralement, ne tient pas debout. Une corps sans squelette est souple comme un poulpe, il peut se faufiler par un trou de serrure, mais il est incapable de se tenir redresser. Même Ulysse de James Joyce, chaos littéraire, respecte une structure : celle des étapes du voyage du roi d’Ithaque concentré en une journée, à Dublin. 

Kundera, musicien, structure soigneusement ses romans, même si cela ne se voit pas. Son roman le plus ambitieux, L’Immortalité, est habilement structuré.

« Il y a des romanciers qui progressent d’une partie à l’autre, se laissant surprendre par l’aventure des personnages comme un pèlerin allant vers l’inconnu. Et puis, il y en a d’autres qui travaillent le roman comme un sculpteur sa sculpture, c’est à dire dès le début comme un tout, et  alternativement de tous les côté (quand un motif s’ajoute dans la dernière partie, quelque chose doit changer au commencement, etc.) ; j’appartiens au second groupe. »

Milan Kundera, à propos de son roman L’immortalité

La structure, qu’elle soit imposée dès le départ ou se calcifiant au fur et à mesure de la construction de l’histoire, permet une expression plus libérée. La structure permet d’improviser. La structure libère. C’est comme les règles d’un jeu sans lesquelles il n’y a pas d’enjeu, pas de moyen de se mesurer, pas de fin, pas de suspense, pas de stratégies possibles.

Par conséquent, la construction d’une histoire est indissociable de l’élaboration de sa structure. J’en ai déjà parlé ici concernant le scénario, qui est une forme particulièrement structurée et normée de narration. Ce qui est vrai pour l’écriture est vrai pour la musique.

Un trio de jazz, comme celui de Bill Evans au moment de l’enregistrement de ce morceau, ne pourrait laisser libre cours à son inventivité s’il n’y avait pas la structure précise d’un métronome (158 battements précisément) et de deux phrases, A et B, de dix mesures chacune. Une fois le thème posé, ce qui prend une trentaine de secondes, tout le reste n’est qu’improvisation autour des contraintes. Un jeu respectant les règles données au début : rythme, phrases, mélodies et accords. Il est évident que sans structure, il n’y a pas d’improvisation possible. 

C’est à peu près la même chose pour un écrivain ou un cinéaste. Tenez, prenons l’un des plus brillant inventeur de structure au cinéma : Christopher Nolan. Il décrypte dans cette vidéo la structure de son premier film, Memento. 17 minutes de pur génie.

Autre exemple tiré de l’un de mes romans préférés, l’un de ceux que j’emmènerai sur une île déserte : Cartographie des nuages (Cloud Atlas en v.o.) de David Mitchell. La structure narrative, détaillée ci-dessous pour l’adaptation cinématographique, est à la fois simple et complexe : six histoires scindées en deux parties, a et b, selon la structure suivante : 1a, 2a, 3a, 4a, 5a, 6 (la sixième histoire, le pivot central, est racontée en une seule fois), 5b, 4b, 3b, 2b, 1b. A chaque fois selon une forme différente : carnet de voyage, polar, comédie, science-fiction…

Les six fils narratifs de Cloud Atlas, version film.

Comment le dire mieux que l’auteur Margot Singer, qui convoque un génie de la structure, J.S. Bach, un mathématicien de la ligne mélodique, précurseur du jazz, qui invente une structure pour mieux la tordre dans tous les sens avec des variations. Les Variations Goldberg en sont l’exemple le plus magnifique.

Margot Singer explique comment elle s’est inspirée du compositeur, et son fameux contrepoint, pour structurer son roman : « Bach’s Art of Fugue gave me a structure—four alternating third-person points of view—as well as an early working title for my book. It also impelled me to focus on image patterns rather than on themes or plot. Early on, I spent a lot of time simply looking for connections. I found that I kept coming back to certain images: flight, heights, stars, water, grayness, music, underground. I even mapped these patterns—analogous to the repeated melodic elements of a fugue—on a chart that looked a bit like a musical staff. For example, Lonia’s memories of escaping occupied Czechoslovakia through a coal mine resonates with Amir’s exploration of a disused tunnel in the London Underground on the eve of the 7/7 terrorist attacks; ultimately, the “counterpoint” of images suggests broader parallels between the Holocaust and contemporary political violence and fears. »

Je me suis inspiré de ces réflexions pour structurer mon dernier long roman (pas encore paru). Pour éviter d’en perdre littéralement le fil, j’ai peaufiné une structure au fur et à mesure de l’écriture, structure qui révélait la mécanique interne de cette histoire : trois livres contenant chacun 2 actes divisés eux-mêmes en trois parties contenant entre cinq et dix chapitres. On retrouve, en écho d’un livre à l’autre : des images, des thèmes, des situations, des objets, des phrases. Tout cela m’a aidé à faire avancer l’histoire et à tenir la distance des 600 et quelques pages de ce roman.

La forme n’est pas séparée du fond, elle en est le reflet, l’expression externe, comme des émotions sur un visage, des yeux humides, un sourire. Voici un résumé graphique de la structure de mon roman : il y a un sens dans la structure et la structure aide à donner du sens.

Les livres, parties et chapitres de Tutti Frutti


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